"Un cadavre en vadrouille" chapitre 9





Chapitre 9

 SAMEDI


Matin suivant, débriefing à 7 h 30, avant l’arrivée des premiers membres de la famille, convoqués pour être entendus.

-    Alors, fit Ben Roche, avons-nous du nouveau ?

-    La tenue n’était pas la même. Marianne, sa fille, est catégorique. Elle a relevé que les vêtements que portait sa mère au moment du décès sont ceux d’intérieur, ceux qu’elle enfile le matin tôt, dès le lever, pour aller boire son premier café, lire les journaux, etc. Il semble qu’elle déteste se promener en pyjama, donc elle met une tenue chaude et confortable. Plus tard, elle prend en général sa douche et s’habille convenablement. Elle sort vers les 10 heures pour aller faire ses courses, rencontrer ses amies. Elle est très routinière.

-   Pas d’habits mis à l’envers, style habillée après-coup pour nous dépister des réelles circonstances du meurtre ?

-     Style Colombo ? Demanda Stéphane.

-     Style Colombo, répondit Ben.

-     Je n’ai rien remarqué de tel, mais je vais examiner les photos du corps à la loupe.


Délia était la préposée aux tableaux, car son écriture était la plus lisible de toute l’équipe. Ben dicta en style télégraphique :

-   Mercredi fin après-midi, thé sur la terrasse, Marianne et victime. Cadavre porte tenue matinale (de 6 h 00 à 10 h 00 / douche).

Découverte du corps : concierge, vendredi vers 9 h 30.

Hypothèse : décès intervenu entre 6 h 00 et 10 h 00. Jeudi matin ? Vendredi matin ?

-    Nouvelles de l’autopsie ?

-   Pas encore, chef. A répondre fut Robert, car il avait fait deux ans de médecine avant d’intégrer la police. Il était ainsi devenu tout naturellement l’attaché aux lectures des rapports d’autopsie.

-     Savons-nous si quelqu’un l’a encore vue jeudi ?

-   On n’a pas tiré grand-chose de l’enquête de voisinage. Aucun des voisins n’est en mesure de dire à quand remonte la dernière fois qu’il a vu Louise (tacitement, ils avaient décidé d’appeler la victime Louise, car dire à chaque fois Mme Louise Klopfenstein était non seulement un peu longuet, mais les langues avaient une certaine tendance à fourcher sur le nom de famille).

-  De prime abord, personne ne semble avoir vu, entendu ou remarqué quoique ce soit d’insolite. Cette fois, c’était Délia qui avait parlé. La concierge a fini par avouer, un peu honteuse, qu’elle a de la peine à se lever avant 8 heures du matin, alors que par contrat, elle est tenue de commencer à travailler dès 7 heures. Elle a en général le sommeil assez lourd. Elle n’a rien remarqué de spécial. Pas de voitures ou individus inconnus aux comportements louches. Rien. Elle réfléchit et nous contactera si elle se rappelle de quelque chose.

-    Avez-vous pu interroger tous les habitants de l’immeuble ?

-   Non, il manque à l’appel un vieux monsieur, Armand Dunand. Il était en visite chez l’un de ses enfants.

-   Ok. Il ne faudra pas l’oublier. Mettez-moi dans un coin la liste de tous les habitants avec le check de ceux qui ont été entendus. Merci.

-     Caméras de surveillance ?

-    On en a trouvé trois. Une première, dans un immeuble plus loin sur l’Av. Dumas, mais elle pointe essentiellement sur l’entrée de l’immeuble. La deuxième appartient au restaurant Le Bistrot Dumas, au 7 Av. Dumas. La troisième, est celle du magasin COOP sur l’avenue de Champel. On a les dernières 48 heures, mais je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper. On cherche quoi, chef ?

-   Je ne sais pas au juste. On cherche… quelque chose. Je m’interroge beaucoup sur le cadavre emballé comme une momie. Le meurtrier avait l’intention de le transporter ailleurs ? En voiture ? Mais comment l’emmener jusqu’au coffre ? Ou alors à pied ? Comment se promener dans les rues avec ? Difficile de l’embarquer sur les épaules au risque d’être vu. Donc, je songe à une valise ou à tout autre moyen de transport qui ne suscite pas la curiosité. Cherchons-nous un homme/une femme avec valise, un caddy, autres ? Je ne pense pas qu’on cherche une brouette, mais va savoir ? Les criminels peuvent avoir pas mal de fantaisie.


La discussion se fit ensuite à bâtons rompus. Louise ne paraissait pas avoir été une personnalité fortement appréciée. Certains la toléraient, d’autres la trouvaient carrément antipathique. Elle n’était pas très populaire dans l’immeuble, mais chacun avait exprimé des sincères sentiments de peine à l’annonce de son décès. A force de se côtoyer, on s’habitue, chaque présence entre dans les mœurs, comme les bacs à fleurs ornant l’immeuble. Ce n’était pas très flatteur comme comparaison, mais ça disait ce que ça disait.

-  Bien, ça suffira pour l’instant. Stéphane, tu m’accompagnes ? On va interroger les membres de la famille.


La partie la moins agréable de l’enquête allait se mettre en place. Auditionner la famille d’une victime était un moment particulièrement difficile. Il s’agissait de personnes frappées par le deuil qu’il fallait quand même soupçonner. Tout en les soupçonnant, il fallait les ménager et agir avec empathie et tact. Il fallait aller grailler dans les rapports familiaux, découvrir des éventuels aspects déplaisants que personne n’avait envie d’évoquer, extirper des informations pertinentes. Se trouver plongé parfois dans des cabales familiales, des haines tenaces. Départager les dires malveillants des renseignements utiles. Il fallait parfois donner des informations désagréables sur le défunt, le tout en essayant de ne pas vexer, de ne pas braquer, de maintenir un lien de confiance.

 

Les dépositions prirent le reste de la matinée. Ils avaient décidé de se limiter pour l’heure à explorer le terrain (d’ailleurs, en l’absence du rapport d’autopsie et de l’heure du décès, se lancer dans une vérification des alibis était prématuré). Ils avaient commencé par Marianne.


Il ne fallut pas beaucoup d’esprit à Ben et Stéphane pour remarquer qu’elle était encore passablement secouée. Elle put confirmer qu’elle n’avait pas pris contact avec sa mère de toute la journée du jeudi, car elles avaient prévu de se revoir le samedi suivant. Elle s’en voulait, se tourmentait, se sentait coupable, comme si le fait de l’appeler aurait pu changer quelque chose, modifier le destin. Elle avait alors une certaine tendance à décrire sa mère comme une mère parfaite, agréable, aimante, douce, prévenante (ce qui contrastait singulièrement avec le ressenti de ses voisins). Au fil de la conversation, se dessina toutefois une autre Louise, moins avenante, pas toujours affable, de caractère rancunier, oui, parfois, peut-être. Une Louise au caractère bien trempé. Mais qui adorait ses filles. Pour Louise, la famille était tout et elle était prête à tout pour le bonheur de ses enfants. Non, elle ne lui connaissait pas d’ennemis. En tout cas, pas au point de la tuer ! Elle avait paru absolument horrifiée à cette idée.


Après avoir entendu les autres, Ben et Stéphane purent retenir que c’était avec Marianne que Louise avait gardé le lien le plus étroit. N’était pas étranger à cette situation le fait que Marianne était la seule à ne pas être encore mariée. Donc plus disponible.

 

Estelle, la deuxième fille, paraissait fortement attristée mais relativement calme. Plus fataliste que sa sœur aînée, elle semblait mieux accepter le décès de sa mère. Ben se demanda même si elle avait bien saisi les circonstances dans lesquelles le trépas était intervenu. On aurait en effet dit qu’elle parlait d’un accident de voiture. Il connaissait bien ces formes de déni qui se mettent en place dans le psychisme lorsque la réalité dépasse l’entendement. La question était : déni ou indifférence ? Elle vivait séparée depuis trois mois de son conjoint, Tom Serena. Depuis la séparation, elle était rentrée sur Genève, alors que Tom était resté à Neuchâtel. Depuis, ils avaient eu très peu de contacts. Elle songeait déjà à demander le divorce. Qu’en avait pensé sa mère ? Estelle, très sincèrement, avait répondu que sa mère détestait Tom. Son aversion pour lui avait été telle, qu’elle lui avait passablement compliqué la vie. Elle s’était entêtée à passer outre les opinions de sa mère. Au final, elle s’était retrouvée presque bannie, d’un point de vue psychologique, du reste de la famille. Oui, elle et son mari étaient invités aux réunions de famille, mais c’était un peu comme s’ils n’étaient pas là. Cette situation avait pesé sur leur rapport. Elle avait dû admettre que sa mère avait paru plutôt satisfaite à l’annonce de leur séparation. Oui, elle lui en avait voulu. Oui, elle avait pris un peu de distance de sa mère dans sa tête. Non, elle n’avait jamais songé à rompre les liens avec sa famille pour privilégier sa relation avec Tom. Oui, Tom en avait été très déçu. A la question de savoir pourquoi sa mère détestait à ce point Tom, Estelle répondit avec franchise :

-     Parce que ce n’est pas elle qui l’a choisi pour moi. Je l’ai choisi, moi, toute seule.


Cela faisait déjà une dizaine de jours qu’elle n’avait pas vu sa mère ; elle l’avait peut-être eue au téléphone dernièrement, mais elle ne se rappelait plus quand. Avec Alain, le mari de sa sœur Sonia, ça se passait mieux. Louise semblait l’apprécier. Non, les sœurs avaient soigneusement évité le sujet ; n’en avaient jamais discuté ; non, elle n’en avait jamais débattu avec sa sœur cadette ; elles avaient l’intuition qu’aborder certains sujets, les mettre sur la table, en clair, était un risque pour la cohésion familiale.

Non, elle n’avait pas appelé Tom pour l’informer du décès de Louise. Non, elle ne savait pas si Tom le savait ou pas. Oui, elle leur donnait volontiers les coordonnées de Tom. Non, elle ne lui (en parlant de Louise, donc) connaissait pas d’ennemis. Pressée par Stéphane, elle avait quand même rougi. Avait écarté l’idée même que Tom ait pu en vouloir à sa belle-mère au point de la tuer. Doux comme un agneau, gentil, il est vraiment, vraiment gentil, incapable de faire du mal à une mouche. Ben prit note qu’Estelle avait quand même pris la défense de Tom. Il évita de poser la question si elle-même avait pu en vouloir à sa mère au point de la tuer.

 

Ce fut au tour de Sonia. Ben et Stéphane avaient décidé de l’entendre séparément de son mari qui patientait donc dans la salle d’attente. Sonia leur laissa l’impression d’une jeune femme qui était dans l’évitement. Marianne dans le deuil, Estelle (peut-être) dans le déni, Sonia dans l’évitement. Plus affectée qu’Estelle, moins que Marianne, elle semblait s’évertuer à composer une image conforme aux attentes des autres, in casu les attentes de Ben et Stéphane. Dans d’autres circonstances, Ben aurait songé qu’elle était un peu tête de linotte. Elle aimait sa mère, elle aimait son mari, elle aimait son enfant, elle aimait ses sœurs (dans l’ordre… ou dans le désordre, ce n’était pas très clair). En tout cas, elle était réellement abasourdie. Sa mère assassinée ! Elle était incapable de trouver le moindre bout d’explication. Pour elle, il s’agissait forcément d’un cambriolage qui avait mal tourné. Ou d’un serial killer qui s’attaquait aux femmes seules. Comme sa mère, elle avait toujours eu peur de ce jardinet qui donnait directement sur l’extérieur par le portail. Enfant, elle en faisait même des cauchemars. On était quand même à Genève ! Il y avait beaucoup de réfugiés, de travailleurs clandestins, de trafic de drogue, de petite et grande délinquance. Non, elle ne connaissait pas d’ennemis à sa mère. Elle l’avait encore appelée le mercredi, vers midi (si ses souvenirs étaient bons).

 

Alain ne fut pas beaucoup plus bavard ; en effet, il ne savait pas très bien quoi dire. Cela faisait au moins deux semaines qu’il n’avait pas vu Louise. C’était Sonia qui lui donnait des nouvelles d’elle, après leurs conversations téléphoniques. Il travaillait comme infirmier aux HUG ; il avait un emploi du temps assez chargé, donc il se déchargeait du reste sur Sonia qui veillait à garder les liens sociaux et familiaux. Il n’avait pas pu en croire ses oreilles lorsque Sonia lui avait dit que Louise avait été assassinée. Sonia l’avait appelé sur son lieu de travail, mais il n’avait pas pu s’absenter. Trouvée morte à son domicile ! Il n’en revenait pas. Si maintenant on n’était même plus en sécurité chez soi, où allait le monde ? ! Avaient-ils découvert l’auteur ? Des pistes ? Des hypothèses ? Non, il ne lui connaissait pas d’ennemis. Cela ne se passait pas toujours bien entre elle et Tom. Mais de là à penser…. Non, Tom, était un gaillard très gentil, et, quant à lui, il s’entendait très bien avec. Plus qu’attristé par la mort de Louise, Alain paraissait indigné que de pareils crimes puissent être commis.

 

Ben et Stéphane prirent note que, en gros, personne n’avait rien remarqué de notable, rien de différent que d’habitude, rien qui ne sortait de l’ordinaire. Louise n’avait pas fait état d’inquiétudes particulières, ni de menaces, ni de guetteurs postés devant son appartement nuitamment. N’avait montré aucun signe de nervosisme dans les jours précédents ; elle n’avait pas paru soucieuse ni particulièrement inquiète. N’avait pas fait de confidences. Personne ne se rappelait précisément de son emploi du temps entre mercredi 17 h 00 et vendredi 9 h 30. Chacun avait vaqué à ses occupations, comme d’habitude. A part l’hypothèse du cambrioleur, voire du serial killer, aucun membre de la famille n’avait d’explications à fournir pour ce meurtre. Aucune explication, sauf… Tom Serena, le doux et aimable garçon incapable de tuer une mouche.

-    Dès lundi, on va demander une commission rogatoire et prendre contact avec la police judiciaire du canton de Neuchâtel. L’heure est venue d’entendre ce gentil M. Tom Serena.

 ...

texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 






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