"Un cadavre en vadrouille" chapitre 4


 Chapitre 4

À flipper de plus belle. Une chose était de s’activer bien à l’abri chez soi, une autre était celle de se promener avec un cadavre dans ses bagages en plein espace public. Il se rassurait comme il le pouvait. Personne ne sait ce qu’il y a dans ta valise. Personne n’irait imaginer une chose pareille. Puisque personne n’est équipé de rayons X, ça va le faire.

Il s’encourageait. Ça va aller, je t’assure, ça va aller les doigts dans le nez.

Mais il paniquait. C’était nerveux, il n’y pouvait rien. Le nœud qu’il ressentait à l’estomac était cent fois plus féroce que celui éprouvé à l’époque des examens d’uni.

Bon, être nerveux dans une situation pareille me semble être le signe d’une certaine santé mentale, se disait-il.

Avant de quitter les lieux, il fallait encore récupérer tous ces sacs poubelle mouillés (il avait décidé de garder les lunettes de plongée), après les avoir bien rincés, et les repartir dans plein d’autres petits sacs poubelle. Son idée était de s’en débarrasser le long de son trajet vers la gare. Armé de nouveaux gants de ménage et du rouleau de petits sacs, il repartit vers la salle de bain. Bientôt, une rangée de petits sacs noirs était sagement alignée le long de la paroi de sa douche. Le sac à dos fera l’affaire ; je les enfile tous là-dedans et hop, c’est parti.

Il lesta le sac de son portemonnaie, de son téléphone portable et de ses clés ; il y rajouta à la dernière un sandwich et une bouteille d’eau, car mine de rien, le temps avait filé et il s’aperçut qu’il n’avait rien avalé depuis le matin. Et pour terminer un pardessus, car vers le soir, le temps printanier se faisait frisquet.

Par bonheur, sa valise était à roulettes, car, même menue, Louise pesait une tonne. Une fausse maigre, voilà confirmé ce qu’il avait toujours soupçonné. En l’emballant, il avait en effet vu qu’elle cachait ses bourrelets sous d’amples chemisiers (à fleurs). Je ne vais le dire à personne, je te le jure, lui avait-il dit pour la tranquilliser. Ça restera un secret.

L’heure du départ avait sonné. Il avait largement le temps de se rendre à la gare sans se hâter. Ça m’aidera à me calmer.

Sur le seuil, il hésita. Mais la seule idée de devoir garder sa belle-mère chez-lui, l’éperonna. Il ouvrit la porte d’un coup sec et il s’élança. Façon de dire, car descendre les escaliers fut un vrai exploit. La valise tanguait de toute part et avait tendance à se coincer entre une marche et la suivante.

La lumière à peine rosée et diffusée par un soleil qui ébauchait sa descente, l’accueillit à la sortie de l’immeuble. Il respira un bon coup et se mit en chemin.

Le trajet se déroula sans encombre. Personne ne faisait particulièrement attention à lui. Il put se débarrasser de tous ses ‘paquets’. Arrivé à la gare, il s’approcha avec une légère appréhension du guichet pour acheter son billet. Mais rien à signaler. Il se rendit donc sur le quai. À une chose, il n’avait pas pensé. Il avait choisi le pire horaire pour se déplacer. Peu habitué aux transports publics, il n’y avait pas songé. Or, à 17 heures, le quai était peuplé. Attendre le suivant ? Y aller ?

Le train entra en gare. J’y suis ; j’y vais. Il attendit sagement son tour pour monter. Mais la valise était si lourde qu’il n’y parvenait pas. Deux jeunes hommes lui donnèrent un coup de main.

-         Mon Dieu qu’elle est lourde ! S’exclama le jeune homme qui, depuis le train, tirait la valise, alors que lui et l’autre la poussaient depuis le quai. Mais qu’est-ce qu’il y a dedans ?

-         Le cadavre de ma belle-mère, répondit-il sans réfléchir et en toute sincérité.

Un silence tomba. Il leva la tête et vit le visage ahuri du jeune d’en haut qui le fixait inquiet.

Quel con je fais, songea-t-il et il prit le parti de rire à haute voix.

-         Si seulement c’était possible !!!

Les deux jeunes s’esclaffèrent, rassurés. Ils redoublèrent tous d’effort pour hisser la maudite valise. Enfin elle fut chargée. Le cri du sifflet retentit.

Le train était parti.

Par prudence, il choisit le parti de rester debout, hors du compartiment. De toute manière, le train était si bondé qu’avec son encombrante valise, il aurait eu de la peine à trouver une place assise. Autour de lui, les nez étaient plongés dans les natels. On percevait bien que tout ce beau monde était rompu à l’exercice du voyage en station debout. Seul un couple échangeait de temps à autre quelques mots, à voix basse. Il faillit s’assoir sur sa valise, mais se ravisa. Pas le moment de prendre le risque de la faire craquer. Les arrêts défilèrent avec leur lot de pardons, mercis, je descends ici, et les bousculades qui allaient avec. Vers Nyon, l’imprévu se manifesta par des bruits bizarres venant de la valise. Il rougit. Il paniquait. Ne savait pas comment couvrir ces glouglous malvenus. On aurait dit des borborygmes, des flatuosités. Par bonheur, ils n’étaient pas accompagnés d’odeurs déplacées et inopportunes, ni d’écoulements suspects. C’était déjà ça. Si par politesse, personne ne semblait y faire cas, petit à petit il vit des visages se tourner vers lui. Il leva les mains dans un geste d’impuissance en faisant mine de montrer son estomac. Je n’ai rien mangé de la journée, lança-il à la ronde, et il sortit son sandwich. La campagne nyonnaise semblait s’étendre à l’infini. Genève lui paraissait désespérément lointaine. Le dernier quart d’heure du voyage lui parut durer une éternité. Son sandwich aussi, car il avait la bouche tellement sèche qu’il lui était presque impossible de l’avaler. L’eau de sa bouteille ne lui était d’aucun secours, car sa gorge était si fermée qu’il risquait à tout moment de s’étrangler. L’annonce arriva enfin : prochain arrêt Genève. Ouf, le cauchemar (en tout cas, celui-là) était presque fini. Il gardait un œil sur sa valise. Pas de tâches sombres. Il se dit que la chaleur du train favorisait peut-être le processus de décomposition. Ils lui venaient en mémoire ces récits de cadavres qui se redressaient à la morgue sous l’effet des gaz ou des tensions musculaires ; il guettait donc sa valise comme si elle était un serpent à sonnette, terrorisé à l’idée de voir ses parois bouger sous les coups de poings de sa belle-mère. Je l’ai bien bien emballée, se rassurait-il, mais il guettait quand même. Par bonheur, le remue-ménage des passagers qui se levaient, s’agglutinaient devant la sortie, parlaient fort au téléphone, en trainant toute sorte de bagages, couvrait désormais les sons déplaisants émis par Louise. Il resta à l’écart, histoire de laisser filer toute cette masse pressée et de descendre calmement à son tour. Il tira la valise en bas sans ménagement.

Et maintenant, direction Champel.

...

texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 

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