"Un cadavre en vadrouille" chapitre 5
Chapitre 5
A nouveau sur le quai, quasiment seul tant la hâte de la horde des passagers l’avait vidé en un rien de temps, il fut presque submergé par un sentiment indescriptible, mélange de soulagement, joie, fierté, satisfaction. Il avait réussi cette étape de l’aventure imposée par sa belle-mère. Celle qu’il avait la plus redoutée. Ce qui l’attendait encore lui paraissait presque facile. Ramener Louise chez elle, la déposer et filer. Rentrer chez soi.
Il
avait acheté un City-ticket, mais décida d’éviter les transports publics.
Genève n’est pas bien vaste, se disait-il. Il appréhendait juste la montée de
la vieille ville, qui était rude. Il s’élança avec entrain, pour se calmer
aussitôt. Une certaine fatigue, physique et nerveuse, l’envahissait
sournoisement. Il réussit tant bien que mal à descendre tous les étages de la
gare pour se retrouver dans le sous-passage qui donnait sur la rue du Mont
Blanc. En passant devant le McDonald’s, alléché par le parfum des frites et des
hamburgers, il ressentit une violente envie de s’y attabler. Mais un regard
vers sa turbulente valise suffit. D’abord, se débarrasser de Louise. Le charme
d’une Genève qui s’habillait déjà de la féerie des lumières du soir qui
rivalisait encore avec les derniers éclats rouges du ciel, l’apaisa. Il se
surprit à presque flâner en descendant la rue pour traverser le pont des
Bergues. Il ne put s’empêcher de se retourner, pour admirer les enseignes des
grands hôtels mythiques qui accueillaient de tout temps les grands de ce monde.
Du milieu du pont, le regard se portait sur la rade, le jet d’eau et de l’autre
côté sur le clocher de la cathédrale Saint-Pierre qui semblait veiller d’un air
paternel sur sa ville. L’île Rousseau bruissait d’encore quelques cris étouffés
de volatiles qui se réjouissaient d’aller dormir. Le clapotis de l’eau
murmurait des histoires secrètes. L’obscurité qui allait se densifiant, lui
offrait un sentiment de sécurité. Il se sentait moins vulnérable, moins exposé.
Il
avançait d’un pas relativement tranquille. Dans les rues Basses, il fut comme
toujours surpris du flegme qu’il y régnait. Genève, la grande ville
internationale, lui avait depuis toujours donné le sentiment d’un vaste village
serein qui ne se laissait impressionner ni par la grande ni par la petite
Histoire.
Il
aurait voulu hâter le pas, mais son énergie se faisait défaillante. Au bout de
la rue du Marché, il bifurqua vers la rue de la Madeleine. Rue peu passante qui
lui offrait le plaisir de longer la Taverne de la Madeleine. Avec ses allures
d’ancien bâtiment vaguement abandonné, il n’avait jamais compris de quoi il
s’agissait en réalité. Mais il l’aimait bien, et il fut heureux de constater
qu’il était toujours là, ainsi qu’un peu plus loin le manège des chevaux en
bois aux allures d’antan.
Il redoutait
fort la montée de la rue de la Fontaine jusqu’au Bourg-de-Four. Ce fut pire que
ce qu’il avait imaginé et il pesta autant qu’il put contre Louise, en oubliant
de savourer le charme des lieux. Pour finir, il opta pour la marche arrière en
tirant à deux mains sur la maudite valise. Il avait l’impression qu’avancer de
la sorte était plus facile, mais surtout, au lieu de la vision de la montée qui
restait à faire, il voyait le chemin déjà parcouru. Lorsqu’à main droite (car
il avait fait toute la montée marche arrière) apparut le Palais de Justice, il
fut presque surpris. Waouh ! L’ascension était finie.
Cheminer
depuis là jusqu’à l’avenue Dumas, à Champel, en traversant le Parc Alfred
Bertrand, allait prendre encore un bon moment, mais il était si heureux que
pour lui, l’affaire était désormais dans le sac.
Il
prit à gauche (cette fois en marche avant) et s’enfila dans la rue des
Chaudronniers. Son parcours se fit ensuite un peu erratique, car s’il
discernait bien la direction à prendre, il ne visualisait pas du tout le chemin
le plus court. Il s’en foutait un peu, car chaque pas le rapprochait du but, à
savoir l’immeuble (qui n’était pas très à son goût de par ses lignes
architecturales dont les codes étaient dépassés) de neuf étages du 14 de l’Av.
Dumas qui abritait les 80 m carrés en duplex du rez-de-jardin de sa belle-mère.
Le jardinet était entouré d’une haie touffue de presque 2 m de hauteur qui
protégeait bien des regards indiscrets des (relativement rares) passants. La
nuit était entre-temps tombée et malgré l’éclairage public, les lieux
baignaient dans une pénombre propice à ses desseins. On y est, Louise, lui
chuchota-t-il. Nous y sommes. Je vais voir si j’arrive à te faire entrer. Il se
tapit vers l’entrée de l’immeuble, dans un coin qui lui permettait de ne pas
être vu depuis les balcons et observa avec attention les environs. Tout était
clame. Il entendait çà et là l’entrechoc de vaisselle et d’ustensiles, signe
des repas du soir qui se consommaient. L’heure n’était pas encore aux sorties
des chiens, mais il fallait ne pas trop trainer. Il se sentait un peu idiot,
car à une chose il n’avait pas songé, c’est-à-dire à comment faire pour entrer
chez Louise. Il fut content de ne pas y avoir réfléchi avant, car il s’agissait
d’un obstacle de nature à faire renoncer le plus vaillant. En observant le
jardinet si propret de Louise (qui était le premier de l’enfilade, juste à
droite de la porte de l’immeuble, si vu d’en face), il réalisa que c’était la
seule chose qu’il avait appréciée d’elle. Il lui avait permis de s’échapper de
son étouffant quatre pièces et demi encombré de meubles et de poussière. Perdu
comme il l’était dans ses souvenirs et autres réflexions de tout ordre, il mit
un moment à réaliser que s’il pouvait si bien observer le petit jardin, la
raison en était que le portail boisé était entrebâillé. De mémoire, jamais il
ne l’avait vu ouvert, car Louise était ferme sur ce point par peur des
cambriolages. Cadenassé à double tour, qui plus est.
Il
est sorti par là. Il est sorti par là, l’assassin ! Tu vois Louise,
susurrait-il à la valise, ton meurtrier a filé par là. Il fut pris d’une
excitation nerveuse à l’idée de se tenir certainement en ce moment même à la
même place foulée par le meurtrier.
Il
se glissa alors prestement dans le jardinet, en poussant juste ce qu’il fallait
le portique avec son coude (histoire de ne pas laisser d’empreintes) pour faire
passer Louise, pour s’immobiliser immédiatement près de la haie, vers le mur
(histoire de ne pas être vu, une fois encore, depuis les balcons). Il examina à
nouveau les alentours ; aucune lumière ne filtrait de l’appartement de sa
belle-mère et tout n’était que silence. Il se dit que le portail entrouvert
était le signe que personne n’avait encore rien remarqué du drame en cours. Il
laissa la valise dans le coin et s’avança prudemment vers la porte-fenêtre qui
donnait sur le séjour. A première vue, elle semblait fermée. Laisser Louise sur
la terrasse (bien à couvert en cas de pluie) et filer à toute vitesse ? Il
emmitoufla sa main dans la manche de son pull léger et poussa légèrement sur la
poignée. La porte-fenêtre glissait sans bruit. Il est sorti par là, il a juste
fermé derrière lui ! Il eut peur. Il avait l’impression de percevoir sa
présence (c’est impossible se rassurait-il, vu l’heure matinale à laquelle il
avait trouvé Louise chez lui) et l’idée de devoir marcher dans ses traces le
plongeait dans l’angoisse, car il voulait à la fois éviter de laisser les
siennes et ne pas détruire celles de l’assassin. Il se mit donc dans la peau du
meurtrier. Comment j’aurais fait, moi, à sa place ? Vu qu’il se la jouait
meurtrier à l’envers, il commençait à être rompu à l’exercice. J’aurais ouvert
la porte-fenêtre juste ce qu’il faut pour sortir avec le corps (dans une
valise ?) et refermer derrière moi. Il faut donc ouvrir tout grand et
rentrer à l’autre bout. Vas-y, vas-y, s’encourageait-il avant que les doutes ne
l’entrainent dans une paralysie totale. Si personne n’a rien remarqué jusqu’à
maintenant, ce ne sont pas ces dix minutes de plus qui vont y changer quelque
chose !
Quoique
qu’avec lui, tout était toujours possible. Il imaginait déjà toutes les
lumières du salon s’allumer à la seconde même où il allait poser un pied sur le
parquet, et les regards ahuris de filles, gendarmes, concierge, fixés sur lui
et sur sa valise. Vas-y, vas-y, il ne faut pas non plus s’attarder.
J’y
vais, j’y vais, et il y alla. Il ouvrit jusqu’au bout, alla prendre le précieux
bagage et il entra. Il se tapit dans le coin à droite du salon, à côté du
divan. Rien ne bougea. Aucun cri affolé, pas de lumières. Rien. Il respira. Il
laissa ses yeux s’habituer à la pénombre. Tout paraissait parfaitement en
ordre. Pas de chaises renversées, pas de traces de lutte, aucune mare de sang.
Bon, peut-être que la scène du crime est ailleurs, dans une des chambres, dans
la salle de bain, à la cuisine. Faut-il que j’aille voir ? Ou pas ?
En
effet, dans son imaginaire, il avait prévu d’entrer, trouver le lieu du crime
parfaitement sanglant et déposer avec précaution le cadavre à côté de celui-ci
pour qu’on fasse le lien. Pourquoi d’ailleurs, il ne le savait pas. Comme si la
police n'était pas en mesure de comprendre toute seule que scène de crime
ensanglantée et cadavre étaient en général liés, peu importe la localisation du
corps. Après réflexion, il lui parut un peu crétin de multiplier les bourdes en
multipliant ses traces de pas dans la maison pour aller à la recherche de
l’endroit du méfait, que l’auteur avait dû, d’ailleurs, probablement
méticuleusement nettoyer, poutzer, astiquer et javéliser. Car sinon, quel sens
aurait eu le fait de se donner autant de peine pour débarquer le cadavre chez
lui dans le but de le faire inculper. Donc, en toute logique, il avait tué,
nettoyé, rangé, effacé ses traces, et embarqué le cadavre pour d’horizons meilleurs
(meilleurs pour lui en tout cas).
D’ailleurs,
s’interrogeait-il, même si tu trouves l’endroit exact où Louise a été tuée, à
quoi ça va te servir ? A repérer des indices ? A faire des fines
déductions ?
A
dire vrai, il aurait bien aimé, car il voulait à tout prix découvrir qui avait
pu faire une telle chose à sa belle-mère. Mais la pièce était plongée dans
l’obscurité et il n’avait pas songé à prendre une lampe de poche ; pas
question de se mettre à allumer les lumières, au risque de se faire repérer.
Ecoute,
se disait-il, il faut rester raisonnable. C’est déjà pas mal d’avoir pu ramener
Louise à la maison. Et puis, va savoir, le lieu du crime est peut-être
ailleurs. Donc, pour aujourd’hui, tu as fait tout ce qu’il fallait. Il est
temps de la laisser et de rentrer. Une de ses filles remarquera tôt ou tard
qu’elle ne se manifeste plus et d’une façon ou l’autre, le corps sera
découvert. L’enquête démarrera. On va attendre ses résultats.
Il
ouvrit donc la valise et en sortit, non sans peine Louise, qu’il déposa avec
une certaine douceur à côté du mur. Te voilà chez toi. Je te dis adieu. Dommage
que tu n’aies jamais pu m’apprécier. Mais bon, les choses sont ce qu’elles
sont.
Alors
que Louise ne s’était plus manifestée depuis la sortie du train, (peut-être à cause
de la fraicheur du soir), un puissant bruit se fit entendre, comme une longue
flatulence qui se termina en un sifflement léger. Il dut rire malgré lui ;
toujours égale à toi-même, peu importe les circonstances, pensa-t-il. En même
temps, il avait envie de prendre ce son comme une salutation et qui sait,
peut-être même comme une sorte de merci pour ses efforts. Elle seule savait qui
était son véritable assassin. Il se pouvait qu’elle aussi, malgré l’aversion
qu’elle lui avait toujours manifestée, avait envie que justice soit faite.
Il
sortit, referma la porte-fenêtre, se faufila hors du jardinet en repositionnant
le portail comme il l’avait trouvé. Que la valise était légère !!!! Il se
demanda s’il devait prendre le train de la gare de Champel jusqu’à la gare
Cornavin. Mais à pied, il se sentait plus serein. Il reprit ainsi l’avenue
Dumas en direction de la gare. Rentrer chez lui, manger quelque chose et se
mettre au lit étaient ses plus grands vœux du moment.
En
passant devant Le Bistrot Dumas, il se rendit compte qu’il mourait de faim. La
tentation était forte d’y entrer et déguster une belle assiette de gambas,
d’autant plus qu’il adorait ce bistro aux allures vaguement parisiennes grâce à
sa véranda arrondie et ses vitrages colorés en style rococo. Mais un coup d’œil
à l’intérieur, bondé, et un autre à sa montre, le persuadèrent que ce n’était
pas le moment de faire des bêtises.
Enfin de retour chez lui, il sentit la fatigue de la journée déferler sur lui comme un camion à vive allure. Il s’affala tout habillé sur son lit et sombra dans le sommeil.
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