"Un cadavre en vadrouille" chapitre 6
Chapitre 6
VENDREDI
La
concierge du n° 14 de l’Av. Dumas était certes zélée, mais à sa façon. Elle
avait tendance à être présente lorsqu’on ne voulait pas d’elle dans les
parages, et introuvable lorsqu’on en avait besoin. L’immeuble était toutefois
relativement bien entretenu, avec une rigueur toute genevoise couplée d’un
zeste de fantaisie portugaise.
Ce
ne fut donc que le matin suivant qu’en sortant fumer une cigarette sur le
perron, elle remarqua que le portail donnant sur le jardinet de Mme Louise
Klopfenstein était entrebâillé. En connaissant la maniaquerie de cette dernière
sur ce point, elle demeura perplexe. Elle savait que Mme Klopfenstein n’avait
nullement partagé le choix de son défunt mari d’acheter ce rez-de-jardin, juste
à côté de l’entrée de l’immeuble. Elle disait à qui voulait l’entendre qu’il
s’agissait là carrément d’une invitation aux cambrioleurs et que son mari avait
été un sot de se laisser berner de la sorte par un tel achat. Mais bien que
l’on dise volontiers que dans l’immobilier, c’est toujours la femme qui décide,
en l’occurrence l’argent appartenait au mari. Et la courtière, qui avait
négocié avec lui la transaction vingt ans auparavant, avait été fort jeune et
jolie.
La
concierge était tellement intimidée par Mme Klopfenstein qu’il lui fallut une
deuxième cigarette et beaucoup d’auto-persuasion pour se convaincre qu’il était
quand même de son devoir de l’avertir que le portail n’était pas fermé. D’un
pas lent, très très lent, elle s’en alla ainsi sonner à la porte de la résidente.
Celle-ci sortait rarement avant les 10 heures du matin, elle devait donc être
là. Dans un premier temps, elle fut soulagée que personne ne vienne ouvrir. En
s’éloignant d’un pas traînant dans le couloir, elle dû s’avouer à contre-cœur
que cela était quand même inusuel. De plus, le temps printanier incitait à
boire le premier café de la journée sur les petites terrasses exposées au
soleil, ce que Mme Klopfenstein faisait en général avec grand plaisir. Dans ce
cas, elle aurait dû remarquer l’état du portail et y remédier illico presto. Je
vais faire semblant de n’avoir rien vu, se disait la concierge, pour changer
d’idée aussitôt en se rappelant qu’il était dans ses fonctions de justement
voir ce genre de détails. Si elle se ramasse vraiment un cambrioleur, ils vont
encore dire que c’est de ma faute. Elle décida alors d’alerter une des filles
de Mme Klopfenstein. Rentrée dans son logement, elle appela Marianne, l’aînée
(et la seule célibataire). Pas tellement parce qu’elle était l’aînée, mais
parce qu’elle était en tête de la liste des contacts à appeler en cas de
besoin. Les trois filles de Mme Klopfenstein étaient plus commodes que leur
mère ; elles avaient pris les modes plus affables de leur père autrichien
et gommé les excès calvinistes de leur genevoise génitrice. Peu importe ainsi
laquelle elle allait avoir au bout du fil, aucune ne lui faisait trop peur.
Marianne Klopfenstein fut aussi surprise que la concierge en entendant ce que
cette dernière lui racontait. L’étonnement naissait autant du fait qu’à 9
heures du matin, Louise n’ait pas répondu au coup de sonnette, que du fait
qu’elle n’ait pas fait un scandale à la découverte de son portail ouvert. Les
deux femmes en conclurent que c’était effectivement inhabituel. Ce fut donc sur
expresse demande de Marianne et avec sa permission voire bénédiction, que la
concierge fut autorisée à faire usage de la clé de réserve pour aller voir si
tout allait bien.
Le
cri fut si perçant qu’il devait avoir été entendu jusqu’au neuvième étage. Un
résident âgé, qui vérifiait sa boîte à lettres, vit débouler une concierge si
pâle qu’il pensa qu’elle avait dû voir non point un fantôme mais une escadrille
entière.
En
effet, c’était plus ou moins le cas, car en entrant avec toutes les précautions
d’usage dans le salon de Mme Klopfenstein, et en l’appelant à haute voix pour
manifester sa présence, la concierge avait entendu un drôle de bruit venant de
derrière le divan. Elle imagina un malaise, une Mme Klopfenstein étendue à
terre, gémissante, incapable de se relever. Elle s’était donc précipitée pour
être confrontée à la vision d’une sorte de momie enveloppée dans du papier
bulles qui émettait des étranges sons (et elle jura de l’avoir même vue
bouger).
Dans
le hall de l’immeuble, aucun autre son ne voulait sortir de la bouche de la
concierge et le résident (celui qui vérifiait sa boîte à lettres) ne saisissait
pas le sens des gestes désordonnés de celle-ci, pointant en direction du
couloir. Police, réussit-elle enfin à balbutier. Il la soutint jusqu’à sa loge
pour qu’elle puisse appeler la police, mais elle tremblait trop pour garder
correctement en main le téléphone. Il prit donc en main le téléphone et les
rênes de la situation et appela le 117. Ne sachant pas quoi expliquer au juste,
il se limita à annoncer qu’il y avait un problème au 14 Av. Dumas et que, vu
l’état de choc de la concierge, il supputait que le problème devait être grave.
La
patrouille arriva une quinzaine de minutes plus tard. Toute effrayée, la
concierge guida les deux policiers (suivis par le résident âgé qui fermait la
marche) jusqu’à devant la porte restée ouverte de l’appartement de Mme
Klopfenstein, mais refusa de faire un pas de plus. Elle réussit à articuler
juste le mot divan. Les deux agents furent, eux aussi, médusés à la vue de la
silhouette (cette fois tout à fait silencieuse et immobile) allongée le long du
mur. Il était manifeste qu’il s’agissait d’un corps. L’alerte fut ainsi donnée
et petit à petit débarquèrent les différents corps de métier qu’un tel cas
nécessitait, médecin légiste, police scientifique et inspecteur de la
criminelle. Les rubans jaunes furent posés à l’extérieur du jardinet pour
préserver les lieux.
L’enquête
avait démarré.
La
déposition de la concierge, recueillie dans un premier temps par les deux
agents, ne semblait pas fournir d’éléments très intéressants. Elle insistait à
répéter que si elle avait pu localiser la momie, c’était à cause du fait
qu’elle bruissait et bougeait. Les agents restaient impassibles pour dissimuler
une certaine hilarité qui les saisissait à ces propos décousus et fantaisistes.
Ils furent interrompus par un technicien de la scientifique qui venait faire
des photos des semelles des chaussures des agents et des mules de la concierge
(dans le but d’écarter ces empreintes de pas des moyens de preuve destinés au
dossier). En constatant la frayeur désespérée de cette dernière et le
détachement peu consolatoire des agents, il décida de s’en mêler et il lança
que ce que la concierge avait entendu et vu était tout à fait normal. Les gaz,
dit-il, renfermés dans tout ce papier à bulles, et qui circulent à tout va sans
échappatoire.
Les
agents en prirent (dans leur for intérieur) pour leur grade pour avoir méconnu
les propos de leur premier témoin. Au surplus, rien d’autre n’avait retenu leur
attention, à part la chronologie des événements ayant mené à la découverte.
Le
médecin légiste décida que le corps devait être transporté en l’état à
l’institut de médecine légale pour autopsie. Le papier bulles devait en effet
être retiré avec précaution pour ne pas détruire des éventuelles preuves. Il
s’était posé la question s’il était possible que là-dedans, il pouvait y avoir
encore quelqu’un de vivant. Cela paraissait hautement improbable, mais il
décida de vérifier quand même, en pratiquent une incision dans le plastique à
hauteur de celui qu’il avait identifié être le cou de la victime. Au seul
toucher, l’affaire paraissait claire et il confirma le décès. Il demanda à
l’équipe scientifique de procéder aussitôt à prendre les clichés des corps et
lieux pour qu’il puisse partir rapidement avec son cadavre afin de faire les
premiers relevés indispensables comme la température du corps.
Louise fut glissée dans le sac mortuaire officiel, et ce fut ainsi que, doublement emballée, elle partit pour un nouveau voyage.
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