"Un cadavre en vadrouille" chapitre 10


 Chapitre 10

 

MARDI ET MERCREDI

 

Tom n’en pouvait plus t’attendre. Il s’interdisait toutefois toute recherche sur internet ou l’achat de journaux genevois pour trouver des informations sur la découverte d’un cadavre de femme à son domicile. Il n’essayait pas d’être plus malin que la police, mais juste d’éviter des bourdes préjudiciables. Il savait qu’en cas d’enquête, on saisissait ordinateurs et tout le bazar pour découvrir les recherches faites par les auteurs : comment tuer sa belle-mère ; comment commettre le crime parfait ; comment empoisonner son conjoint ; comment faire disparaitre un corps sans laisser de traces ; les meilleurs plans pour éliminer vos ennemis ; etc.

Le temps se faisait toutefois long. Il ne savait pas à quoi attribuer ce silence. Soit le corps n’avait pas encore été trouvé (en connaissant Marianne, cela lui paraissait impossible), soit Estelle avait pris le parti de ne pas l’appeler. Cela lui faisait un pincement au cœur, car il avait pensé que, Estelle enfin libérée de l’emprise de sa mère, leur couple allait avoir ses chances.

Tu vas vite en besogne, s’admonestait-il. Laisse du temps au temps.

Aucun appel ne venait de la police non plus. Tant mieux. Était-ce le signe qu’il passait au-dessous des radars ?

Il avait passé le week-end comme d’hab. A faire semblant de ne pas se faire ch… Mais comme toujours, il s’était ennuyé grave. Estelle lui manquait, cette vie de famille à laquelle il avait eu tant de peine à s’habituer, lui manquait. Les disputes lui manquaient. Il se disait désormais qu’il aurait dû faire plus souvent profil bas, éviter de se lancer dans des joutes oratoires pour avoir le dernier mot, pour prouver qu’il avait raison. Mais quand Estelle lui sortait certaines âneries, il ne pouvait pas s’empêcher de redresser les choses. Son meilleur copain avait essayé de lui expliquer que ce n’était pas la bonne manière de s’y prendre, mais lui, il s’entêtait à lui répondre qu’il ne comprenait pas à quoi cela servait d’avoir une femme, si on ne pouvait pas discuter avec. Aujourd’hui, avec du recul, il se disait qu’il aurait mieux fait de la boucler de temps à autre. Et puis, est-ce qu’ils ont trouvé ce foutu cadavre oui ou non ?! On est déjà mardi, qu’est-ce qu’elle fout la police !!! Pouvons-nous crever chez nous sans que personne ne s’en rende compte ?

Non, ce ne fut pas à cet instant-là que le téléphone sonna, mais quelques heures plus tard, le temps pour lui de tourner encore un bon moment en rond dans son appartement.

C’était la police de Neuchâtel qui le convoquait pour le jour suivant, à 10 h 00, dans les locaux de la police cantonale, rue des Poudrières 14, pour être entendu.

Il faillit leur demander : - alors, vous l’avez trouvée ? Mais il se mordit la langue à temps. N’oublie pas que tu ne sais rien. Il demanda donc poliment le motif de la convocation, pour s’entendre répondre qu’il allait être informé en temps et en heure. Il faillit aussi demander s’il devait se présenter accompagné d’un avocat. Il se remordit la langue. Tu es innocent, tu n’as pas besoin d’avocat. Il se limita donc à répondre laconiquement qu’il n’allait pas y manquer.

La flambée de nervosisme qui le submergea, dès le téléphone raccroché, fut puissante. Nous y voilà, nous y voilà, nous y voilà. Debout dans sa cuisine, son cerveau, comme toujours quand il était mis sous une pression venant d’événements inattendus, s’était mis en berne. Sa matière grise avait la fâcheuse habitude de se mettre dans l’expectative, en attendant d’y voir plus clair. Automatiquement, il regardait autour de lui pour voir s’il avait laissé des traces. Mais quelles traces et traces… ! Arrête de flipper ! Il était tellement nerveux, qu’il n’avait qu’une envie, tout raconter, expliquer, décrire. Mais il savait que c’était trop tard. Il aurait dû le faire tout de suite, dès la découverte de Louise assise sur sa chaise. Comment vais-je m’en sortir ? Se tourmentait-il. Je suis peu doué pour le mensonge. Tu ne vas pas mentir, se corrigea-t-il, tu vas omettre ! Ok, ok, je vais omettre ; donc rien raconter du tout. Dois-je invoquer mon droit au silence ? Demander la présence d’un avocat ? La question de l’avocat, tu l’as déjà résolue, se gronda-t-il ; et puis, qui plus est, ça coûte un pacson. Laisse tomber le droit au silence, tu n’es pas dans une série américaine.

Mais au final, il se rendit compte qu’il n’avait pas la moindre idée de comment fonctionnait la justice helvétique.

 

La nuit fut une agonie, une sorte de calvaire cauchemardesque. Non, pas à cause de rêves, mais du fait qu’il n’avait pas pu fermer l’œil.

Le jour suivant, il était une lavette.

Dès l’arrivée devant le bâtiment gris aux allures de gros navire échoué de la police neuchâteloise, il prit peur. Il fallait sonner, se présenter sous l’œil d’une vigilante caméra. Il se sentit surveillé, observé, scruté dans ses moindres gestes, ce qui était un peu le cas…et un peu non, car l’agent posté à l’accueil avait autre chose à faire. On le pria de prendre place dans une salle d’attente, où il osait à peine respirer. Trente minutes d’enfer.

On vint le chercher enfin, pour l’accompagner dans une salle assez agréable, équipée d’une vaste table ronde. Quatre personnes l’y attendaient. Les présentations furent faites, et il fut surpris que tous, sauf un, aient l’air si jeunes. Un des (jeunes donc) inspecteurs neuchâtelois le pria de les excuser du retard, car les deux représentants de la police genevoise avaient eu à composer avec des embouteillages. Il ouvrit tout grand ses yeux. Police genevoise ? (Dans tout le fatras de ses réflexions, il n’avait pas songé à ça). Tous prirent place. Il fut informé qu’il était entendu en tant que personne susceptible de fournir des renseignements.

-      Vous n’êtes donc pas entendu ni à titre de témoin, ni de prévenu, ni de soupçonné, ni d’accusé. On va recueillir votre déposition, que vous allez pouvoir relire et signer à la fin. Vous êtes auditionné dans le cadre d’une enquête sur des faits intervenus sur le territoire du canton de Genève. D’où la présence de nos collègues genevois.

-         Savez-vous de quoi il s’agit ? Lui demanda poliment un des agents neuchâtelois.

Vu qu’en effet il le savait, Tom oublia de marquer un temps de surprise, étonnement, interrogation, ce que Ben remarqua de suite (est-ce que pour finir quelqu’un de la famille l’avait déjà mis au courant ? Estelle l’avait quand même appelé ? Songea-t-il en un éclair).

Tom ne sut quoi répondre. Il s’était à ce point préparé à cette question, que pour finir sa langue ne voulait pas se décoller de son palais.

Devant tant de silence, le neuchâtelois se devait d’avancer.

-         Nous sommes au regret de vous informer que Mme Louise Klopfenstein, votre belle-mère, est décédée.

Silence.

Les inspecteurs se regardèrent.

Tom ne savait tellement pas comment réagir, qu’il aurait pu en pleurer (de dépit).

Cette émotion se lisait sur son visage. Les policiers neuchâtelois prirent cette réaction comme un signe de chagrin à la nouvelle. Les genevois (qui connaissaient déjà les rapports houleux entre Tom et sa belle-mère) étaient plutôt perplexes.

-        Vous le saviez déjà ? demanda Ben.

Tom fit juste un signe de dénégation avec la tête.

-         Vous voulez un verre d’eau ?

Nouveau hochement de tête.

On n’est pas sortis de l’auberge, songea Ben. Celui-ci, il nous la joue mutique. En même temps, il voyait bien qu’il s’agissait-là d’une posture sincère et non d’une mise en scène.

Il décida d’entrer dans le vif du sujet et d’aller droit au but.

-         Comment vous entendiez-vous avec votre belle-mère ?

La réponse fusa, franche et naïve (même Tom ne s’y attendait pas) :

-         Je la détestais. Et je suis terrorisé à l’idée que vous allez me coller ça sur le dos.

Voilà, c’était dit. Il se sentit mieux.

Stupeur des quatre agents.

-         Qu’on vous colle quoi sur le dos ?

-      Aucune idée ! (Tom avait rapidement repris ses esprits en réalisant qu’en effet, ils ne lui avaient pas encore annoncé comment Louise était morte). Tout. Qu’on me colle tout et n’importe quoi sur le dos. Avec la famille Klopfenstein, quoiqu’il se passe, c’est toujours de ma faute !


Il aurait voulu ne pas pleurer, mais il sentait les larmes pointer au coin des yeux. Sa rupture avec Estelle, la méchanceté de Louise, la découverte du corps, le déplacement à Genève, l’abjection du vrai meurtrier, la tension nerveuse de ces jours d’attente, tout remonta d’un coup à la surface. Ses nerfs avaient lâché. Et il avait honte, car un homme n’est pas censé pleurer.

-        Excusez-moi, baragouinait-il en essayant de cacher ses larmes. Je ne peux pas dire que je sois heureux de savoir que Louise est morte. Surtout pas comme ça. Mais sa mort m’offre peut-être une chance avec Estelle.


Il les regardait à tour de rôle, comme s’il s’attendait à ce qu’ils puissent lui affirmer : mais oui, tu verras, tout va s’arranger. Mais il ne vit que des visages passablement étonnés.

-      Que voulez-vous dire par ‘surtout pas comme ça’ ? Cette question fut posée par un des neuchâtelois, intrigué désormais lui aussi. Ils avaient, en effet, fait exprès de ne pas lui fournir des informations sur les circonstances du décès.

-   Ah, je n’en sais rien ! (A part le petit trou vu dans sa poitrine, il n’en savait effectivement rien. Il faillit demander ce qu’en disait l’autopsie).


Ils se regardèrent perplexes ; ce mec savait ou ne savait pas ?


Devant toute cette perplexité mal dissimulée, Tom estima utile de s’expliquer (ses larmes avaient libéré un peu de morphine naturelle dans son organisme, ce qui l’avait un peu relaxé) :

-       Il y a encore peu, Louise était vivante. Maintenant vous me dites qu’elle est morte. Si elle était morte d’une crise cardiaque ou choutée par un camion, à mon avis, nous ne serions pas tous assis autour de cette table. Au début, vous avez parlé de ‘faits intervenus sur le territoire du canton de Genève’. Donc, il doit s’agir de faits suffisamment graves pour que deux policiers genevois aient pris la peine de venir jusqu’ici. Comme ça, de prime abord, la seule chose qui me vienne à l’esprit, vu qu’il s’agit d’une mort soudaine, est qu’elle ait pu être tuée. Si je suis entendu, cela signifie que vous êtes à la recherche de l’auteur. Donc, par qui a-t-elle été tuée, ma belle-mère ? Je ne sais pas, mais j’aimerais bien le savoir.

    Ce petit discours déclencha presque l’hilarité des quatre inspecteurs ; en tout cas, c’était bien raisonné.

-       Vous lui connaissiez des ennemis ?

-    A part moi, non. Mais vu que ce n’est pas moi, il doit y avoir forcément quelqu’un d’autre.


Pour être logique, c’était logique.

-       Vous savez si quelqu’un pouvait lui vouloir du mal ?

-     Je sais qu’il ne faudrait pas parler mal des morts, mais… disons que… Louise n’était pas toujours toujours aimable avec les gens. Mais de là à la buter, franchement, je ne sais pas. Oui, je sais, vu que quelqu’un l’a fait pour de vrai. Donc, oui, j’imagine que quelqu’un lui voulait du mal.

     En anticipant involontairement sur la prochaine question des inspecteurs, Tom enchaîna :

-   En tout cas, la dernière fois que je l’ai vu vivante, il y a trois mois, elle était méchante comme une teigne, comme d’habitude.


Ben était de plus en plus dérouté et il voyait à la tête de Stéphane que ce dernier partageait son ressenti. Il y avait quelque chose de surréaliste dans ce dialogue. Comme si Tom d’un côté, et les inspecteurs de l’autre, étaient en train de naviguer sur deux planètes aux orbites parallèles. Est-ce qu’il veut nous embrouiller ? En tout cas, on pouvait relever que Tom ne paraissait pas curieux, ne demandait rien sur les circonstances du meurtre. Ni même où Louise avait été trouvée. L’idée d’un vol à l’arrachée, d’un sérial killer, d’un meurtre aléatoire dans la rue, ne semblait pas effleurer son esprit.

Tom, de son côté, était en train de songer que maintenant, enfin, il allait pouvoir appeler Estelle, lui présenter ses condoléances, lui demander comment elle allait, et essayer de lui soutirer des informations, car il était toujours décidé à mener sa propre enquête. Par prudence, il n’osait pas poser des questions sur les circonstances du meurtre à ces quatre inspecteurs par peur de se dévoiler, de fourcher avec sa langue, de paraitre trop curieux (comme souvent l’étaient les meurtriers, qui avaient tendance à s’immiscer dans les enquêtes), et finir par leur mettre la puce à l’oreille.

A la suite d’encore quelques questions (aux réponses singulières), il fut mis fin à l’audition et Tom fut libre de partir.

Debriefing.

-   Qu’est-ce qui s’est passé au juste ? Demanda Stéphane. C’est moi ou ça a été bizarre ?Tous opinèrent du chef.

-         On va le garder à l’œil, décréta Ben Roche.

-         On doit le mettre sur écoute ? Demandèrent les neuchâtelois.

-     On n’a pas encore d’éléments pouvant justifier une telle mesure, répondit songeur Ben. Non, pour l’heure, on va le garder à l’œil.

-         Il haïssait sa belle-mère. Le mobile du crime ? Est-ce suffisant ?

-    Amour, pouvoir, argent, voilà ce qui fait tourner le monde. Il a l’air d’être encore bien accroché à sa femme. Il l’a dit, sa belle-mère ad patres, et le voilà susceptible de retrouver ses chances de bonheur.

-         En tout cas, il semble être un gaillard assez émotif. Un coup de sang peut-être ?

-   Un coup de sang…, n’oublions pas que la belle-mère était emballée comme un cadeau de Noël. Ça laisse préfigurer la préméditation, ou, en tout cas, un meurtrier très organisé.

...
texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 




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