"Un cadavre en vadrouille" chapitre 2
Chapitre 2
A
nouveau assis sur son tabouret vide-poches, il ne put s’empêcher de se demander
comment il se faisait que sa vie ait pu, après une enfance des plus heureuses,
joyeuses, béates et allègres, virer à ce point à la catastrophe éternelle et sans
fin.
Il
se disait que ce n’étaient ni le lieu ni le moment appropriés pour se lancer
dans de telles réflexions, mais voilà, il n’y pouvait rien, cela venait tout
seul. Il y avait là une sorte d’énigme qu’il n’arrivait pas à résoudre. Il
s’efforçait de remonter au jour, voire à l’heure précise où le premier
événement bizarre s’était manifesté dans son existence. Si tout ce qui
découlait des conneries qu’il faisait lui-même tout seul, lui paraissait entrer
dans le cours ordinaire des choses et de la vie (avec le lot de péripéties qui
va avec), c’étaient les conneries perpétrées par d’autres, et dont il payait le
prix, qui le plongeaient dans la perplexité. Il se remémorait ainsi la première
fois qu’il avait dû faire un tel constat : lorsqu’il était enfant, son
frère avait fait une grosse bêtise. Sa mère et la nounou, par le seul fait que
le hasard l’avait mis près du désastre au moment même de sa découverte, lui en
avaient attribué la responsabilité. Elles s’étaient fondées, sans réflexion
aucune, sur une déduction logique qui logique, en réalité, ne l’était pas. Le
voilà donc accusé à tort ; le sentiment d’injustice éprouvé ce jour-là
continuait à le tourmenter, car justice n’avait depuis lors jamais été rendue.
Il lui venait à l’esprit aussi ce premier jour de lycée, alors que la masse
d’adolescents dont il faisait partie se tassait dans la grande salle en
présence du corps professoral au grand complet. Le directeur appelait noms et
prénoms à la suite, à chacun de se lever pour confirmer sa présence et se voir
attribuer son numéro de classe. A l’appel de son nom, il se leva ; un
autre garçon, au même instant, s’était levé aussi. Tous regardèrent dans sa
direction d’un air désapprobateur en le désignant d’entrée de cause comme un
usurpateur. Le directeur s’énerva ; lui était incapable de piper
mot ; l’autre ne disait rien.
-
Alors,
qui de vous est Tom Serena ! Tonna enfin le directeur.
Le
vrai usurpateur balbutia quelques mots en précisant qu’il s’était levé
seulement pour se déplacer d’un rang.
Il
avait ressenti dans son for intérieur un malaise sans fin. On lui avait gâché
l’instant précieux où il fallait décliner son identité et entrer de plein pied
dans une nouvelle phase de l’existence, à l’aube d’une vie d’adulte. Ce petit
crétin n’aurait pas pu attendre une seconde avant de se lever ? Ce fut le
seul incident de la cérémonie de bienvenue ; et il avait été pour sa
pomme.
Puisqu’il
y était, une autre réminiscence refaisait surface : celui de son premier
baiser. Quel horrible souvenir ! Il se voyait encore, adolescent gauche,
évoluant parmi une cohorte d’autres adolescents gauches ; après des
semaines et des semaines de galanteries, il avait réussi à se faire accompagner
par l’élue de son cœur au milieu du plus beau parc de la ville, sous le plus
bel arbre du parc. Après une petite heure à conter fleurette (il lui avait
d’ailleurs semblé avoir pleinement compris ce jour-là le sens de cette
expression car le sol était jonché de pâquerettes), le moment tant attendu
était arrivé. Ses lèvres s’étaient enfin posées tout en douceur sur celles de
sa dulcinée. A peine ce baiser ébauché, il avait vu les yeux de sa belle
s’écarquiller et fixer quelque chose derrière lui. Il s’était relevé à moitié
en se retournant. Deux gendarmes en uniformes, qui lui parurent hauts comme
deux immeubles, cachaient le soleil.
-
Il
est interdit de s’assoir sur la pelouse. Veuillez circuler, s’il vous plaît.
Ils
avaient obtempéré. Il avait eu beau scruter partout à la ronde, il n’avait
repéré aucune interdiction de ce genre affichée nulle part. Ni ce jour-là ni
jamais, car souvent, durant les années qui suivirent, il chercha le fichu
panneau qui aurait pu le mettre en garde. Il s’interrogea longtemps sur cette
coïncidence, sur les raisons qui avaient fait que ces foutus gendarmes avaient
surgi du néant à cette seconde-là, pas une avant, ni une après. L’instant
magique avait été rompu. Il était demeuré comme paralysé dans son cœur. Il
avait été incapable de bien réagir ; de prendre sa belle par la
main ; de rire ; de crier viens, courons, allons ailleurs et puis, de
la serrer dans ses bras, de l’appuyer contre un autre (moins) bel arbre (mais
beau quand même), et de l’embrasser. Inutile de dire que pour des raisons qui
lui demeurèrent obscures, l’idylle naissante prit fin. Sa morosité à l’instant
crucial, supposait-il.
Bref,
mais revenons à la belle-mère, songea-t-il. Il poursuivit son examen de la
situation, mais cette fois avec le regard de l’expert qui mesure ce qu’il
convient de faire.
Ok,
je la ramène chez elle.
Ok,
je la ramène chez elle.
A
la troisième fois qu’il formula cette même pensée, il s’invita à avancer un
peu.
Ok,
je la ramène chez elle ; mais comment ?
Ok,
comment… ?
Puisque
je n’ai pas de voiture, et qu’elle habite à 200 km, je ne vais pas la ramener à
pied.
Ok,
pas à pied.
Donc…
en train.
Ok,
en train.
En
train. J’ai donc besoin d’une valise.
Une
foule d’images vues dans les enquêtes criminelles qui passaient non-stop à la
télé assaillait déjà son esprit. Ceux qui se débarrassaient des cadavres dans
des valises, allaient toujours les acheter au supermarché du coin. Ils se
faisaient ainsi filmer par les caméras de vidéosurveillance. Ils payaient avec
leur carte de crédit. Sur les vidéos, on pouvait les suivre jusqu’au parking,
et on pouvait lire le numéro des plaques de leur bagnole lorsqu’elle quittait
les lieux.
Bon,
je n’ai pas de voiture, mais j’ai quand même besoin d’une valise. Je ne vais
pas mettre ma belle-mère dans une cariole. Interdit par contre d’aller
l’acheter au supermarché.
Lorsque
les problèmes prenaient un peu trop des allures de casse-tête, il
s’impatientait. Il décida donc de descendre jeter un coup d’œil à la cave, voir
s’il y avait quelque chose d’approprié.
Dans
le fouillis du lieu, il ne vit de prime abord rien d’intéressant. Debout devant
tout ce bazar, il se dit que c’était vraiment … un grand bazar. Il s’était
promis mille fois depuis des années d’y faire de l’ordre. Un vague souvenir
toutefois remontait à la surface et ses yeux pointaient d’instinct vers un coin
enseveli sous des tonnes de trucs. Il se mit à les dégager style chien qui
gratte avec furie dans le sol. Un bout de ce qui paraissait être bel et bien
une valise apparut. Oui, il se souvenait à présent. Il s’agissait de l’énorme
valise qu’il avait bourré à l’invraisemblable le jour où il avait quitté sa
maison d’enfance pour entrer à l’université. Sa famille avait trouvé absurde
qu’il mette tous ses biens dans une seule valise devenue lourde comme un
camion. Mais lui était fait comme ça. S’il fallait faire une chose, tant qu’à
faire, faisons-la d’une traite. Il avait eu un mal fou à l’amener jusqu’à sa
chambrette d’étudiant, mais une fois arrivé, il avait tout déballé et fini la
corvée, alors que les autres étudiants en étaient à leur troisième voyage, et
j’ai oublié ceci, j’ai oublié cela, en multipliant du même coup les séances
d’adieux avec la famille. Lui, en une fois seulement, c’était fait.
Pleine
de poussière et de toiles d’araignée, la voilà sa valise. Elle lui parut
parfaite, pratiquement et symboliquement, pour l’usage prévu. Se débarrasser de
sa belle-mère et entrer dans une nouvelle phase de vie.
Il
la dégagea et l’examina. Elle était énorme. Même trop peut-être. Sa belle-mère
était de corpulence relativement menue, et devait faire dans les….
Combien ? 60 kilos à tout casser.
Ça
peut le faire, se dit-il. Il faudra la caler un peu pour qu’elle ne bouge pas
là-dedans.
Il
fit mine de l’attraper pour la ramener à l’appart.
Défilèrent
devant ses yeux les images de ces tueurs qui avaient manipulé à mains nues
valises, couteaux, pistolets, scies, marteaux, sacs poubelles, draps, lingeries
de toute sorte. Il s’arrêta net.
Il
me faut des gants. Des gants jetables.
Mais
qu’elle est dure la vie d’un tueur et tous ces détails auxquels il faut songer,
se disait-il, tout en sachant pourtant pertinemment que le crime parfait
n’existait pas et que c’était perdu d’avance.
Il
se reprit. Primo, tu n’es pas un tueur. Secundo, tu as parfaitement le droit de
tout mettre en œuvre pour éviter d’être accusé d’un crime que tu n’as pas
commis. Il songea à son frère qui passait encore pour l’innocent de l’histoire,
après tant d’années, alors que c’était bien lui qui avait commis le désastre
source de tant d’injustice dans son enfance. Cette fois, exclu que je me fasse
avoir.
Bon,
il faut que je remonte à l’appart chercher des gants. Il détestait les
allées-venues inutiles, d’autant plus que cela faisait quand même quatre étages
à monter et à descendre, plus l’escalier qui descendait aux caves. Essaye
d’avoir un esprit pratique et pense à prendre tout ce dont tu as besoin d’un
seul coup.
Il
remonta, et s’assit sur son vide-poches.
Il
examina à nouveau la situation et sa belle-mère, en se demandant dans quoi il
allait l’emballer. Il pouvait bien imaginer qu’avec l’écoulement du temps, le
risque allait se faire tangible et substantiel que d’autres choses allaient
commencer à s’écouler. Il eut envie de vomir.
OK,
il faut l’emballer. Pour éviter aussi qu’elle empeste (ou au moins, pas trop).
La
première idée, et évidente, était les sacs poubelles. D’autres images
défilèrent dans son esprit comme sur un petit écran : les analyses
scientifiques effectuées par les laboratoires de recherches criminelles sur les
sacs poubelles, la marque, le numéro de lot, le magasin qui les avait vendus.
Et voilà démasqué le meurtrier ignorant qu’un simple sac poubelle pouvait
comporter autant de renseignements précieux.
Exit
les sacs poubelles. OK, mais avant de redescendre à la cave, n’oublie pas les
gants.
Par
chance, sa femme avait été une maniaque de la poutze et il y avait dans la
petite armoire sous l’évier de la cuisine un stock entier de gants de ménage,
encore bien emballés dans leur emballage d’origine. Jamais utilisés depuis leur
séparation, car lui, il faisait son ménage à mains nues.
Armé
de gants, en route pour la cave. Tout d’un coup, il lui prit une sorte de hâte
d’en finir au plus vite avec ces préparatifs, car il perdait rapidement
patience lorsque les choses trainaient en longueur, et puis, il voulait éviter
que sa belle-mère commence à empuantir. Il n’avait pas la moindre idée de quand
elle était décédée et la médicine légale n’était pas dans ses domaines de
compétence. Mais il savait que, tôt ou tard, un cadavre pue.
En
redescendant à la cave, il essayait de trouver un substitut aux sacs poubelles.
Les draps, en matière de découverte de l’auteur, étaient encore pire. Ils
comportaient toujours le petit dessin rarissime et révélateur de l’identité de
leur propriétaire.
En
dévalant les quatre étages, il lui vint une autre idée.
Oui,
il avait détesté sa belle-mère, paix à son âme. Mais elle restait quand même un
être humain, auquel quelqu’un avait ôté la vie. Elle aussi avait subi une
injustice. Vu qu’il s’y connaissait en matière d’injustices, il décida de
contribuer du mieux qu’il pouvait à faire en sorte que l’auteur ne reste pas
impuni.
Je
ne sais pas qui tu es, salopiau, mais tu vas avoir affaire à moi.
Puisque
la règle était que l’assassin amenait toujours quelque chose de soi sur le lieu
du crime et ramenait toujours chez lui quelque chose appartenant à la scène du
crime, il fallait donc préserver les indices. Pour que la police, dès la
découverte du corps, puisse faire son travail.
De
nouveau dans sa cave, il regarda attentivement autour de soi.
Un rouleau entier de papier à bulles trônait tout en haut de la plus haute étagère. Ce signe positif du destin eut un effet bénéfique sur son optimisme. Il décida de ne plus prendre cette histoire comme une corvée mais comme un défi. Ce fut donc requinqué moralement qu’il remonta les quatre étages, valise à la main (parfaitement gantée) et rouleau de papier à bulles à l’intérieur.
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