"Un cadavre en vadrouille" chapitre 1
Chapitre 1
Jeudi
Tom
Serena avait pris l’habitude de rester sur ses gardes. À force de déboires
intervenus depuis son enfance, il était persuadé d’être abonné aux événements singuliers
qui semblaient n’arriver qu’à lui. En montant la ruelle qui menait chez lui, il
surveillait ainsi de près les voitures stationnées sur les bas-côtés. Une
camionnette s’était, quelques jours auparavant, mise en mouvement toute seule
en dévalant la pente jusqu’à s’encastrer dans le poteau de signalisation placé
au stop plus bas. Il avait juste eu le temps de s’écarter d’un bond. Cette
vigilance n’entamait en rien la bonne humeur qu’il éprouvait de retour d’une
balade plaisante, voire enchanteresse sous un soleil printanier qui invitait
les moineaux à s’exprimer avec vigueur.
En
bas de son immeuble, il ressentit un pincement au cœur. Fugace, vague,
indéfini. Dieu sait ce qui m’attend encore, pensa-t-il tout en grimpant
vaillamment les quatre étages menant à son appartement, déterminé à garder son
optimisme en toute circonstance.
Il
ouvrit sa porte d’entrée en bataillant avec sa clé récalcitrante.
Il
faillit avoir une crise cardiaque. Au bout du couloir conduisant au salon, face
à lui, le fixaient deux yeux grand ouverts appartenant au visage aux traits
pincés de sa belle-mère. Depuis le jour de leur première rencontre, (jour qu’il
n’était pas près d’oublier, soit dit en passant), sa belle-mère avait pris la
manie de le scruter comme on le ferait avec une marchandise de mauvaise
qualité. Elle ne regardait pas sa fille avec une tête à dire mais qu’est-ce
que tu m’as ramené à la maison, ma fille. Non, elle le toisait, lui, comme
s’il était un poisson avarié, en retroussant le nez. Pourtant, il était
(objectivement parlant) plutôt beau garçon et gentil de surcroît.
Devant
la vision imprévue de la tête de sa belle-mère et devant ce regard insistant,
il sursauta.
Cela
faisait désormais trois mois que lui et sa femme, la fille donc de sa
belle-mère, étaient séparés. Séparés probablement, (en tout cas c’est ce dont
il était convaincu), à cause de cet éternel regard dédaigneux posé sur lui qui
avait fini par persuader son épouse que, peut-être somme toute, son époux
devait réellement appartenir à la catégorie des êtres infréquentables.
Il
entreprit de la saluer en balbutiant, baragouinant carrément des mots
incohérents qui voulaient à la fois marquer sa surprise de la trouver là (mais
comment diable s’était-elle introduite chez lui ?) et lui demander les
raisons de sa visite (était-il arrivé malheur à sa femme et respectivement
fille ? Était-elle là pour le sommer de divorcer ?). Son regard
demeurait toutefois immobile et la bouche muette. À ce point muette, qu’il
s’avança de quelques pas vers la chaise sur laquelle posait ce corps qui
soutenait cette tête qui le dévisageait de la sorte.
C’est
bizarre, songea-t-il, je la connais bien plus bavarde. Il se décala un peu à
gauche. Le regard demeura bien droit sans l’ébauche d’un cillement. Il se
déplaça un peu sur la droite. La tête ne bougea pas d’un iota.
Son
cerveau se vida de toutes ses capacités cognitives en un instant. Il y avait
quelque chose de si surréaliste dans cette immobilité innaturelle (sa
belle-mère étant du genre hyperactif) que sa matière grise n’était plus en
mesure de lui fournir des informations rationnelles sur les événements en
cours.
-
Belle-maman ?
s’hasarda-t-il à l’interpeller. Tout va bien pour vous ?
Silence.
Il n’osait pas bouger. A son tour de fixer sa belle-mère en guettant le moindre
mouvement, signe de vie, propos désagréable, soupir excédé, geste de la main méprisant.
Une
pensée absurde se frayait un chemin dans son esprit : on dirait qu’elle
est morte.
-
Belle-maman ?
Tout va bien pour vous ?
Décédée ?
Il s’avança à petits pas prudents. Aucune réaction instinctive de recul ne
venait de sa belle-mère (il avait toujours eu le sentiment qu’elle le trouvait
à ce point rebutant qu’elle s’éloignait systématiquement de lui à la moindre
approche).
Il
tendit le bras tout en gardant ses distances jusqu’à toucher la main posée sur
un genou. Il recula d’un bond. La peau était horriblement froide et pâle et
bizarre.
Décédée.
Aucun doute.
Mais
qu’est-ce qui lui a pris de venir mourir chez moi ? Qui plus est si
convenablement assise sur une de mes chaises, songea-t-il dans un mouvement
d’agacement.
Un
peu de compassion, se gronda-t-il l’instant d’après ; c’était quand même
ta belle-mère ! Un sentiment de joie l’envahit malgré lui à l’idée que
cette disparition lui offrait, qui sait, une chance de se rabibocher avec sa
femme, car sa belle-mère avait été un obstacle insurmontable entre lui et le
bonheur du couple.
Cette
pensée à peine ébauchée, que déjà sa matière grise lui adressait des signaux
d’alerte par le mot ‘prudence’ qui s’affichait dans son esprit comme sur un
écran géant (et virtuel), mot qui voulait le rendre attentif à quelque chose
qui lui échappait. Il prit alors le tabouret qui faisait œuvre de vide-poches
près de la porte et il s’y assit dessus.
La
situation lui paraissait hautement curieuse. Pourquoi était-t-elle là ?
Depuis quand ? Comment était-elle entrée ? Avec le double des clés de
son épouse ?
Un
certain esprit logique reprenait possession de ses neurones. Il était sorti
vers les 9 heures. On était (il regarda sa montre) 11 h 05. Donc, elle était
arrivée chez lui entre 9 h 00 et 11 h 00. Entre 9 h 00 et 11 h 00… Entre 9 h 00
et 11 h 00… Voilà, il avait trouvé ce qui ne collait pas. Comment se faisait-il
qu’en moins de deux heures sa peau ait pu devenir aussi froide, d’un teint
virant au jaunâtre style momie et d’une consistance qui laissait penser à du
caoutchouc ? Il était loin d’être un expert en la matière, mais ça sentait
le cadavre peu frais ; certainement cadavéré depuis bien plus que deux
heures. En partant du postulat qu’un cadavre ne marche pas, ne monte pas des
escaliers, ne s’installe pas chez son gendre, la question se posait
d’elle-même : par quel moyen sa belle-mère était-elle arrivée là ? La
réponse paraissait évidente : quelqu’un l’y avait déposée. Son cerveau
repartit en vrille. Qui pouvait s’amuser à déposer des cadavres chez les
autres ? Pour quelles raisons ? Dans quel but ?
Il
demeura ainsi avachi sur le tabouret. Il lui fallut un bon moment pour se
décider d’aller voir ça de près. Il s’approcha à nouveau presque sur la pointe
des pieds vers sa (désormais) feue belle-mère. Il refit un saut en arrière avec
une telle fougue qu’il alla se cogner contre le mur. Il avait vu au milieu de
sa poitrine un petit trou. Or, les poitrines, normalement, ne sont pas censées
avoir des petits trous.
Assassinée ?
Quelqu’un
avait assassiné sa belle-mère ?
Quelqu’un
avait assassiné sa belle-mère !
Qu’elle
ait pu être assassinée, ne le surprenait pas tant que ça. Elle avait été de son
vivant du genre tellement teigne qu’elle avait semé ressentiment et rancune à
la volée comme les graines de blé par un paysan sur son lopin de terre. Par
contre, qu’on ait pu s’en débarrasser en la déchargeant chez lui, lui
paraissait particulièrement vil, lâche, tordu, malveillant, vilain. La raison
d’une telle initiative lui était apparue immédiatement : lui faire porter
le chapeau.
L’idée
ne lui traversa même pas l’esprit d’appeler les pompiers, la police, une
ambulance. Avec sa malchance légendaire, il se voyait déjà appréhendé, menotté,
accusé, jugé, condamné et emprisonné. Avec ou sans preuves, car dans le
déroulement de son existence, ce genre de questions ressortait du détail
négligeable. Pour tout l’appareil judiciaire, le mobile allait paraître on ne
peut plus manifeste : sa belle-mère avait été une briseuse de
ménages ; son gendre lui vouait donc une haine farouche, viscérale,
inextinguible. D’où le meurtre.
Il
commença ainsi un étrange ballet ; il avançait d’un pas, reculait de deux,
il avançait et reculait. Face au constat de l’assassinat, il pressentait que le
moindre geste, le moindre pas, voire faux pas, aurait pu avoir des conséquences
dramatiques pour lui.
Tout
en dansant, il se dit que puisque ce n’était pas lui l’assassin, il n’y avait à
l’évidence aucune trace de lui sur le corps de sa belle-mère. Pas de traces
ADN, pas d’empreintes. Sauf sur ce minuscule coin de peau qu’il avait touché du
bout du doigt.
Sa
décision fut prise. Il n’allait certainement pas se faire avoir aussi bêtement
et gratuitement. Il allait donc ramener sa belle-mère chez elle. Retour à
l’expéditeur.
Sauf
que sa belle-mère habitait à 200 km de là.
Et il n’avait pas de voiture. Dans le cadre des mesures protectrices de l’union conjugale qui avaient scellé leur séparation, l’avocat de sa femme avait réussi à la faire attribuer à sa cliente.
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