"Un cadavre en vadrouille" chapitre 19
Chapitre 19
¾ Ils sont là,
chef. Dans la salle d’attente.
¾ Merci Délia.
¾ On organise une
confrontation ?
¾ Non, pas
vraiment, techniquement parlant. Il s’agit plutôt d’une petite réunion
‘surprise’. Tu veux y assister ?
¾ Volontiers,
chef.
¾ Appelle aussi Stéphane. On commence dans mon bureau. Ensuite on déplacera Alain Deville en salle d’interrogatoire.
La large table de conférence du bureau de Ben était
au complet. Le visage de Tom Serena était sombre et fermé car la proximité
forcée avec son beau-frère l’indisposait tout particulièrement. Il étudiait
ainsi chaque détail et défaut du bois clair du meuble. Alain Deville se
montrait décontracté et courtois, et son franc regard passait d’un présent à
l’autre.
¾ Merci,
Messieurs, d’avoir répondu favorablement à notre invitation. J’ai souhaité vous
rencontrer car l’enquête a connu des progrès notables que je tiens à partager
avec vous. Nous avons dû élucider des événements, ma foi, fort curieux. Un
cadavre en vadrouille, pourrions-nous dire. La question qui se posait à nous
était : sommes-nous confrontés à un seul meurtrier ? A des
complices ? Mais voilà. Je tenais à vous informer que nous avons pu
aboutir à une conclusion. Je suis désormais en mesure de vous annoncer que le
meurtrier présumé est… le beau-fils.
Tom Serena leva vivement la tête et fixa avec
douloureuse stupeur et un regard pétri d’angoisse l’inspecteur Ben Roche. Il
eut le sentiment d’avoir reçu un coup de poignard dans le dos ; d’avoir
été trahi par cet homme à qui il avait donné sa confiance.
Alain Deville baissa la sienne, en gardant les yeux
rivés au sol. Sa main se serra en un poing qui devint presque blanc. Il
attendait, en retenant son souffle, que cet inspecteur fouineur confirme que,
malgré la surprise (qui fut la sienne et de taille) de découvrir que le corps
de Louise ait pu être trouvé chez elle (comment diable une telle chose avait pu
se produire ?), son plan avait réussi, et qu’à leurs yeux, le coupable
était Tom.
Ben vit la réaction de Tom, mais ce fut celle
d’Alain qu’il observa attentivement.
Il laissa encore quelques secondes de suspens, pour
ensuite annoncer d’un ton professionnel :
¾ M. Alain
Deville, dès cet instant, à savoir 14 h 56, vous êtes placé en garde à vue pour
24 heures. Vous êtes soupçonné du meurtre avec préméditation de Mme Louise
Klopfenstein, votre belle-mère. Vous avez le droit de faire appel à un avocat,
dès la première heure. Si vous n’en connaissez pas, nous pouvons vous fournir
la liste des avocats du service de piquet.
En relevant la tête, le visage d’Alain Deville
dévoilait désormais un mixte d’émotions multiples qui s’entrechoquaient comme
des billes secouées dans un sac.
Stéphane s’était déjà levé, et Délia aussi, pour
cerner M. Deville et l’accompagner en salle d’interrogatoire.
Restés seuls, Ben regarda avec bonhomie Tom Serena.
¾ Excusez-moi pour cet instant de frayeur que je vous ai infligé. Mais j’ai tenu à ce que vous puissiez assister à la mise en examen de M. Deville. Il me semblait qu’on vous le devait. Il (entendu le destin, la vie, Alain, les inspecteurs, Louise, Estelle, etc.) vous a été imposé de vivre de sacrées émotions ces derniers temps. Votre beau-frère a fait preuve d’une déloyauté rare à votre égard. J’ai pensé qu’être présent allait peut-être vous faire du bien. J’espère que j’ai eu raison. Je vous informe d’ailleurs que vous êtes libre de quitter la ville et de rentrer chez vous. Les scellés de votre appartement ont été levés. Par contre, vous allez être poursuivi pour entrave à la justice. A vue d’œil, cela va vous coûter une condamnation à une peine pécuniaire avec sursis car votre casier judiciaire est vierge et votre intention était celle d’aider, à votre manière, à découvrir la vérité. A propos, merci beaucoup d’avoir emballé les mains de Louise dans des sachets, c’était sympa (Ben préféra ne pas lui dire que oui, ça avait été une initiative judicieuse, mais inutile en l’occurrence car l’examen des ongles de Louise n’avait rien donné). Encore une chose, vous allez être appelé à la barre à titre de témoin, lors du procès de M. Deville.
Tom s’éloignait déjà dans le couloir, un peu
groggy, lorsque Ben le héla. Il se retourna.
¾ M. Serena, je
me suis pris une petite liberté… Disons que je me suis permis de prendre une
initiative… J’espère avoir bien fait.
Devant l’expression interrogative de Tom, il lui
fit un geste comme pour lui dire, allez, ouste…
Tom songea à sa grand-mère tessinoise, lorsqu’elle poussait ses poules en gesticulant et en pépiant via, via, sciò, sciò pour qu’elles rentrent au poulailler.
L’initiative de Ben Roche était effectivement des
plus inattendues. Devant le commissariat, sur le trottoir d’en face, attendait
Estelle.
Mon Dieu, qu’elle est belle ! Songea Tom. Ses
cheveux blonds décoiffés par une légère brise dévoilaient des nuances de
couleur miel exaltées par le soleil. Sa silhouette longiligne était habillée
d’une simplicité qui confinait à l’élégance, jeans, baskets et pullover léger.
Elle avança vers lui ; il avançait vers elle.
¾ Comment
vas-tu ? M. Roche m’a prié de venir. Il m’a dit que tu allais peut-être
avoir besoin de moi.
Combien de fois avait-il rêvé d’un tel
instant ?
¾ Je vais bien,
merci. Un peu assommé, je l’avoue.
¾ Si tu veux, tu
peux venir chez moi…
Estelle ne savait pas quoi dire au juste. Elle ne
savait pas quoi vouloir au juste.
¾ Merci, c’est
gentil. C’est vraiment gentil. J’apprécie. Mais je vais rentrer. Je rentre chez
moi.
Il la salua et la quitta.
Trop, trop de choses s’étaient accumulées ces derniers
mois, voire années. Lors de sa longue station immobile, assis au bord du lac,
il avait réalisé à quel point Estelle n’avait jamais réellement pris son parti
ni contré cette mère abusive, dont elle, oui, avait l’habitude. Mais lui non.
Il avait dû faire face, seul. Sans comprendre, sans repères, sans remèdes. Au
fil du temps, il avait changé. Il avait fait tout et plus encore pour Estelle.
Il était presque devenu un autre homme, un homme qui lui était inconnu. Il
avait tant supporté et si longtemps, qu’il en avait perdu toute estime de soi.
Son couple avec Estelle avait-il encore des chances ? Louise n’était plus
là. Mais les souvenirs, oui. Peut-être que le couple avait encore une chance.
Mais après avoir tant espéré, il n’avait plus envie.
Il fut surpris de pouvoir constater aussi
simplement qu’il n’en avait plus envie. C’était comme si tout ce qui l’avait
habité et tracassé aussi violemment ces derniers mois et jours s’était vidé
d’un coup, comme l’aurait fait un réservoir plein privé à l’improviste de son
fond.
Il rentrait chez lui.
A chaque pas qui l’éloignait d’Estelle, il
ressentait comme un soulagement, un sentiment de légèreté. Plus besoin de se
poser chaque jour la question de comment s’y prendre pour amadouer des
sentiments de haine, de mal-être et de rancune. A chaque pas, il avait
l’impression de réintégrer son identité profonde. Son vrai lui, celui qu’il
connaissait si bien, celui qui aimait les gens, qui nourrissait des rêves un
peu fous, voire utopiques.
Merci inspecteur-chef Ben Roche. Oui, vous avez
bien fait. Oui… vous avez bien fait.
¾ Et toi Louise, tu vois ? On a trouvé ton assassin ! On l’a trouvé !! Et maintenant, via, via, sciò, sciò, va enquiquiner ailleurs.
Ben rejoignit la salle d’interrogatoire, où
l’attendaient déjà Délia et Stéphane.
Alain Deville paraissait plus furieux qu’abattu.
Combatif, arrogant. Ses lunettes à la monture carrée lui donnaient une petite
allure de professeur pédant et actuellement, passablement excédé. Ses lèvres se
serraient en un pli buté.
Bel homme, songea Ben, corps sec et musclé typique
des coureurs de fond, svelte, élégant, sûr de lui.
¾ Avez-vous pu
contacter votre, ou un, avocat ?
La réponse fut dédaigneuse.
¾ Je n’en ai pas
besoin. Je n’ai rien fait.
¾ Délia, peux-tu,
s’il te plaît, appeler le premier avocat de la liste des avocats de garde ?
Merci.
¾ Je dois vous
informer, M. Deville, qu’en ce moment même, une équipe est en train de faire
une perquisition chez vous.
Alain Deville ouvrit grand ses yeux, devenus ronds
sous le carré de ses lunettes, et défia du regard Ben.
¾ Que le plus
grand bien leur fasse, à vos hommes. Il n’y a rien à trouver chez moi !
¾ Plus tard, nous
procéderons à relever vos empreintes digitales.
¾ Je consulterai
à ce propos mon avocat, répondit sèchement et avec aplomb Alain Deville.
¾ Vous
permettez ? Poursuivit Ben. Quelle belle montre que vous portez là !
C’est une Rolex ? Il y a beaucoup de gens qui rêvent de pouvoir posséder
une Rolex, disait-il sur un ton badin, presque amène, comme s’ils bavardaient
tranquillement. C’était qui déjà le mec qui a déclaré que ceux qui n’ont pas de
Rolex avant leurs quarante ans, ont raté leur vie ? On pourrait croire que
vous, vous l’avez réussie. (Ben se garda bien de lui demander s’il avait pu
l’acheter grâce au prêt consenti par Louise, car son avocat n’était pas encore
présent).
Il fit un signe à Stéphane, lequel enfila des gants
et s’approcha d’Alain.
¾ Si vous permettez, M. Deville, cette Rolex reste avec nous.
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