"Un cadavre en vadrouille" chapitre 16
Chapitre 16
VENDREDI APRES-MIDI
On
allait déjà vers les trois heures et demi de l’après-midi, et Ben n’avait même
pas eu le temps d’avaler un sandwich.
L’effervescence
avait désormais gagné toute l’équipe. Ils sentaient qu’ils tenaient quelque chose.
Ils avaient tous envie d’avancer ; d’avancer vite. C’était toujours un
grand moment d’excitation lorsque les pièces du puzzle commençaient à trouver
leur place et que l’image s’esquissait enfin, car dans les affaires
criminelles, le puzzle ne comportait jamais l’illustration de référence.
Tom,
depuis la salle d’attente, les voyait passer et repasser, chargés de feuilles,
documents, les mains vides, changer d’idée et revenir sur leurs pas. Il adorait
ça.
Débriefing.
Ben
chargea Stéphane de faire le résumé du récit de Tom Serena. Robert et Délia
n’en croyaient pas leurs oreilles. Il fut ensuite temps de voir où ils en
étaient.
- Délia, quoi de neuf ?
- J’ai tout trouvé, chef. Les fadettes du portable de M. Alain Deville, envoyées par mail par son opérateur téléphonique, ne montrent aucun appel sortant de Deville vers Louise, ou entrant de Louise vers Deville. Par contre, dès 6 h 00 du matin, le jeudi, le natel borne dans les environs immédiats du domicile de Louise. Il s’éloigne du secteur à 6 h 45. Ensuite, il borne partout sur la route pour Neuchâtel. On le retrouve ch. des Pavées à Neuchâtel, à 8 h 45. Il reste là un bon moment. Il repart à 9 h 25. Retour sur Genève. Il borne aux HUG dès 11 h 30.
- C’est du millimétré, observa Robert, qui avait rapidement calculé dans sa tête les temps des trajets Genève-Neuchâtel et retour en voiture.
- Sans bouchons…, rajouta Stéphane.
- Et les plannings ?
- Le jeudi, il était de service dès 11 h 30. La carte de timbrage révèle un retard de 5 minutes. Personne n’y a prêté attention, car il semble que cela lui arrive souvent. En général, il rattrape le soir.
- Donc, résuma Ben, nous avons M. Alain Deville sur les lieux du crime à l’heure du crime. Intéressant. Et nous l’avons aussi à Neuchâtel. On pourrait penser que l’invraisemblable récit de notre ami Tom Serena ne soit pas si farfelu que ça.
- Mais c’est de la folie ! S’exclama Stéphane. Ça n’a aucun sens !
- En matière de crime, tout a toujours un sens. Il faut juste le trouver. En tout cas, si les aventures de Tom Serena sont véridiques, elles vont passer dans les annales de la justice genevoise, observa Ben avec un sourire amusé.
- Sans vouloir gâcher l’ambiance, et si Deville et Serena étaient complices ? Observa Robert. Alain tue ; le plan initial prévoyait de cacher le corps chez Serena en attendant de le faire disparaître définitivement. L’enterrer au plus profond d’une forêt jurassienne ? Le jeter en bas du Creux-du-Van ? Serena change d’avis ; il ramène le corps à Genève et s’arrange pour nous pister sur Alain.
- Juste. Dans ce cas, M. Deville refusera de porter le chapeau tout seul et balancera M. Serena. Mais dans un premier temps, il nous faut vérifier la version de Serena. On va partir de l’hypothèse qu’elle est la bonne. Il faut tout vérifier. Recueillir des preuves béton pour le dossier que nous allons transmettre au Ministère Public. Si Tom Serena a menti, on va trouver des incohérences. De quoi avons-nous besoin ?
- Si Alain Deville a réellement déposé le cadavre de sa belle-mère au domicile de Tom, il y a peut-être laissé des traces ADN ou des empreintes. Il pourrait y avoir aussi des traces de Louise, ajouta Robert.
- Juste. Délia, peux-tu aller demander à M. Serena si son beau-frère a eu l’occasion de lui rendre visite chez lui à Neuchâtel, et si oui, quand ?
Délia
partit rapidement, pour revenir aussitôt.
- Il dit que M. Deville n’a jamais mis les pieds chez lui. Ni lui, ni Sonia. Ils trouvaient que Neuchâtel était trop loin de Genève à leur goût.
- Ok. Mais comment M. Deville s’y est pris pour s’introduire chez M. Serena ? Ce dernier n’a pas évoqué de signes d’effraction.
Délia
n’attendit même pas les consignes de Ben et se leva.
- Il dit qu’il pense qu’Alain a pu se procurer les clés de chez lui au domicile d’Estelle. Elle a gardé son trousseau après la séparation. Il est accroché à une patère en bonne vue dans le vestibule, juste à côté de l’entrée. Il imagine qu’Alain a pu le prendre, en faire une copie, et le remettre ensuite à sa place.
En
passant, Robert releva que c’était vachement pratique d’avoir un témoin dans la
salle d’attente, à disposition.
- On devrait changer nos pratiques, chef, et créer un petit hôtel en annexe afin de garder tous nos témoins à portée de main, rit-il (un peu tout seul).
- Stéphane, peux-tu te rendre chez Madame Serena et saisir le double des clés ? Apporte une décharge à lui faire signer. Reste à espérer qu’elle ne fasse pas d’histoires. N’oublie pas de prendre une photo de l’emplacement avant et après le retrait des clés, de mettre des gants, et de mettre les clés sous scellés.
- Donc, il faut examiner l’appartement de Tom Serena, enchaîna Ben. Il s’agit désormais d’une supposée scène de crime secondaire. Il faudra le faire mettre sous scellées. Robert, peux-tu organiser la collaboration avec la scientifique neuchâteloise ? On est déjà assez avancés dans l’après-midi. Tu y vas tout de suite ? Le plus tôt sera le mieux pour nous. Ils ont certainement l’équipe du week-end. Si ok, pourrais-tu te joindre à elle ? Possible pour toi ?
Robert
était ravi par cette perspective, car, le plus souvent durant le week-end, il
s’ennuyait ferme, et n’eut pas la moindre peine à répondre positivement. De
plus, l’opportunité de pouvoir observer les méthodes des neuchâtelois, le
branchait.
- Délia, peux-tu faire dessiner à M. Serena un croquis précis des lieux où il déclare avoir trouvé Louise ? Ensuite, tu en remets deux ou trois photocopies à Robert, pour le dossier des neuchâtelois.
Délia
et Robert partirent aussitôt.
Ben
était tellement à l’affût qu’il en oubliait de dire merci à ses collaborateurs.
- Stéphane, attardons-nous ensemble sur toute l’histoire. Sommes-nous en train d’oublier quelque chose ?
Une
demi-heure après, Délia fut de retour avec le croquis, qui fut épinglé au
tableau, tableau qui fut à son tour complété avec les nouvelles données en leur
possession.
- Qu’allons-nous faire de M. Serena ? S’enquit alors Stéphane. Si son récit est exact, il a quand même déplacé un cadavre et s’est rendu coupable d’entrave à la justice. Il ne devrait pas être mis en garde à vue ?
- A vue d’œil, ça se pourrait, admit Ben. Je vais appeler le Procureur, puisqu’une telle décision est de sa compétence. Pouvons-nous nous retrouver tous ici dans une heure ?
- Ok, chef, répondirent d’une seule voix Délia et Stéphane.
En
passant devant la salle d’attente sur le chemin de son bureau, Ben vit que Tom
Serena était fort occupé à écrire dans un calepin. Intrigué, il décida de
s’arrêter auprès de lui un instant.
- Alors, M. Serena, tout va bien pour vous ?
- Oui, Monsieur. Tout fier, il lui montra son calepin, et il lui expliqua que dès le début, il s’était efforcé de noter tous les détails de l’histoire, dans le but de trouver le véritable meurtrier de sa belle-mère. Vous savez, ajouta-t-il, Louise était à mes yeux une femme épouvantable, mais elle ne méritait pas de finir comme ça. Je pense que personne ne mérite de finir comme ça.
- Et Alain, que pensez-vous de votre beau-frère ? Tant qu’à faire, pourquoi pas, pensa Ben, voyons voir ce qu’il en ressort.
- Franchement, je suis sur le cul, pardonnez-moi cette expression. Si c’est lui, je ne m’y attendais pas du tout. Je l’ai toujours trouvé sympa, gentil.
- Pouvez-vous me le décrire ?
- Pourquoi, vous ne l’avez pas encore vu ? S’étonna Tom.
Ben lui fit un geste de la main signifiant allez, avançons !
- Alain est très sportif. Dès qu’il a du temps, il va faire de la course à pied. Il est capable d’avaler des kilomètres et des kilomètres. Je crois qu’il a en projet de participer, au moins une fois dans sa vie, au marathon de New-York. Vous savez, cette course qui part depuis ce pont célèbre, dont je ne me souviens plus le nom.
- Le pont de Brooklyn, l’aida Ben.
- Oui, voilà, celui-là.
- Il travaille comme infirmier aux HUG. Il est toujours habillé de manière très soignée. Il tient beaucoup aux apparences. Toujours propre sur lui. Personnellement, j’y vois même un brin de maniaquerie. Il porte des belles lunettes à la monture carrée noire. Elles sont originales. Elles lui donnent un air spécial. Il est beau, il est sympathique. Mais j’ai remarqué, lors des discussions et conversations en famille, qu’il a comme quelque chose qui bloque dans son cerveau. Je n’ai jamais réussi à comprendre exactement de quoi il s’agissait. Sans vouloir parler mal de lui, j’ai toujours pensé qu’il est un peu psychorigide. De plus, alors même qu’il est infirmier, je trouve qu’il fait preuve de peu d’empathie. Sonia m’a expliqué que c’était justement à cause de son métier, et qu’à force de voir de la souffrance, il s’était blindé. Elle m’a dit que cela arrivait souvent dans le domaine des soins, car sinon ils deviendraient tous gaga en peu de temps. En tout cas, il fait des grillades à s’en lécher les babines.
- Merci beaucoup, M. Serena. Cela vous ennuie d’attendre encore un peu ? On a presque fini. Je vais revenir vers vous le plus rapidement possible.
- Pas de souci. Je vais continuer à compléter mes notes.
Cette
fois, Ben fila tout droit vers son bureau pour appeler le Procureur. A l’autre
bout de la ligne, il trouva un Procureur stressé et passablement impatient.
Ben, avec calme et courtoisie, réussit à capter son attention.
L’échange
fut ainsi assez long et détaillé. Ben soutint auprès du Procureur qu’une garde
à vue de Serena n’était pas nécessaire, car, à son avis, il n’y avait pas de
risques de fuite. Au contraire, il tint à souligner que M. Serena collaborait
pleinement à l’enquête. Par contre, le problème était qu’il n’allait pas
pouvoir réintégrer son domicile de Neuchâtel. Pour finir, le Procureur déclara
qu’il devait aller compulser le code pénal et promit de lui donner une réponse
rapide.
En
attendant, Ben repassait encore et encore toute l’histoire dans son esprit. Il
y avait une cohérence manifeste entre le récit de Serena et les éléments déjà
recueillis.
Il
songeait toutefois aussi à la remarque pertinente de Robert sur une éventuelle
complicité entre Deville et Serena. De son côté, il avait de la peine à y
croire mais il se devait de ne pas exclure l’idée que la sincérité apparente de
Serena ait pu être en réalité de la manipulation.
Le
téléphona sonna, et Ben écouta attentivement le Procureur. Ok, on y va, se
dit-il, dès qu’il raccrocha.
Il
pria Stéphane de le rejoindre, et de conduire officiellement M. Serena dans son
bureau.
- Voilà, M. Serena. Pour l’heure, vous pouvez rentrer chez vous, mais vous n’avez pas le droit de quitter la ville.
- Laquelle ? Genève ou Neuchâtel ? Demanda Tom.
- Oh, excusez-moi ! Vous avez raison. Vous pouvez rentrer à l’Hôtel de la Cloche, mais vous n’avez pas le droit de quitter Genève. Vous aviez prévu de rester combien de temps sur sol genevois ?
- J’ai réservé pour trois jours.
- Avez-vous les moyens de prolonger votre séjour ou, si besoin est, de vous faire héberger par quelqu’un ?
- Je vais prolonger. Pour rien au monde je ne quitterais Genève. Je veux savoir qui a fait ça.
- Je dois vous informer que nous devons vérifier votre version des faits. Votre appartement est considéré désormais comme une scène de crime secondaire ; vous n’avez pas le droit de le réintégrer et ce, jusqu’à ce que la scientifique neuchâteloise ait terminé de réaliser tous les prélèvements nécessaires. Ils vont mettre les scellés. Comprenez-vous ce que je suis en train de dire ?
- Oui, je comprends parfaitement (il songea juste à ce qu’allaient penser – et dire - les voisins, déjà qu’ils le trouvaient un mec étrange. Mais peu importait désormais, car au fond de son cœur, il avait déjà songé à déménager. Oublier Estelle, quitter ces lieux où chaque coin et recoin étaient encore imprégnés de sa présence, commencer une nouvelle vie).
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