"Un cadavre en vadrouille" chapitre 13
Chapitre 13
Tom
avait été si impatient, qu’il était arrivé d’assez bonne heure à Genève. Il ne
pouvait prendre possession de sa chambre d’hôtel qu’à partir de midi. Il
demanda ainsi à la réception s’il pouvait leur laisser son bagage en attendant,
et il partit faire un tour sur les quais.
Devant
la vue du lac qu’il connaissait bien, il se posa, comme toujours, la question
de savoir s’il préférait celui de Neuchâtel ou celui de Genève. A chaque fois,
il avait de la peine à les départager. Pour finir, comme d’habitude, il se
disait qu’il s’agissait de deux spectacles différents autant charmants l’un que
l’autre. Devant le premier, le regard se perdait au loin jusqu’aux Alpes ;
l’autre dévoilait une étendue d’eau protégée comme dans un écrin par le Salève.
Après
quelques déambulations, (et n’y tenant plus), il prit son courage à deux mains
ainsi que son portable, et appela Estelle. Elle répondit à la troisième
sonnerie.
Il
entendait bien à sa voix qu’elle était surprise ; et même un brin contente
(mais peut-être qu’il prenait ses rêves pour des réalités). Il lui raconta en
deux mots sa convocation par la police judiciaire neuchâteloise et que c’était
ainsi qu’il avait été informé du tragique décès de Louise. Il lui dit à quel
point il était attristé pour elle ; que dès qu’il avait su, il s’était
précipité à Genève pour venir la soutenir (si elle le souhaitait, bien sûr). A
son grand étonnement (mais pour son plus grand bonheur), elle avait accepté de
le rejoindre pour boire un verre.
Une
petite heure plus tard, les voilà donc attablés, vu la douceur de cette fin de
matinée printanière, sur une des terrasses de la place du Molard.
Son
regard était attiré par Estelle comme un aimant, au point que celle-ci, gênée,
dut le prier de regarder aussi un peu autour de lui, ou le vase de fleurs posé
sur la table, ou le cendrier, ou autre chose, peu importait quoi.
- Comment vas-tu ? Il devait lui avoir posé la question au moins dix fois déjà. C’est terrible ce qui est arrivé. Mais qu’est-ce qui s’est passé au juste ?
- Mais pourquoi as-tu été convoqué par la police neuchâteloise ?
- Franchement, je n’en sais rien. Vu qu’il s’agit d’un homicide (le mot ‘meurtre’ lui parut trop brutal), je suppose qu’ils interrogent tout l’entourage, la famille, les amis, les voisins. En tout cas, ils ne m’ont rien dit de plus à part le fait qu’elle était décédée (une fois encore, le mot ‘morte’ lui paraissait un peu trop évocateur). Comment vas-tu ? Et Marianne, et Sonia, et Alain ?
- C’est tellement irréel. Nous avons tous de la peine à réaliser. Le corps est encore à l’institut médico-légal pour l’autopsie, et elle frissonna d’épouvante. On ne sait même pas quand on pourra la voir, quand on pourra organiser l’enterrement et lui dire adieu.
Dans
un geste spontané de compassion, Tom tendit sa main vers celle d’Estelle, qui
laissa la sienne, un instant, reposer dans cette douce caresse. Le palpitant de
Tom se mit à battre à tout rompre.
- Est-ce que la police a pu avancer, trouver une piste ?
- Nous n’en savons rien. Depuis la première convocation, nous n’avons plus eu aucune nouvelle. Nous nous sommes tous rencontrés hier soir. On a passé des heures à discuter, réfléchir, formuler des hypothèses. Mais au final, il n’y a pas beaucoup d’hypothèses à formuler. On s’est demandé si un de ses voisins, ou encore une des amies de maman avait pu lui en vouloir au point de la tuer. Tu sais à quel point elle pouvait ne pas être commode.
Estelle
n’osait pas lui avouer que la seule vraie théorie qu’ils avaient échafaudée le
concernait justement lui, mais que pour finir, tous, sauf Alain, l’avaient
rejetée comme absurde.
Ne
sachant pas bien comment meubler le silence qui s’était installé à
l’improviste, elle se lança toutefois :
- Il y a Alain qui se posait des questions sur toi. Nous savons tous à quel point maman te détestait. Tu peux imaginer que nous, les filles, avons été horrifiées par cette idée. Nous te connaissons, quand même !!!
- Merci. Merci, répéta Tom. Merci d’avoir pris ma défense. En tout cas, je peux te jurer, assurer, que je n’y suis absolument pour rien. Je ne sais pas qui a tué Louise, mais je paierais cher pour le savoir.
Il
paraissait si indigné, qu’Estelle l’observa stupéfaite. Une telle véhémence eut
exactement l’effet contraire, et au lieu d’être rassurée, un subtil doute
s’insinua dans son esprit.
Elle
s’efforçait de le balayer, elle se disait qu’elle connaissait si bien Tom, son
Tom si gentil, que pour finir elle en avait eu marre (et l’avait quitté).
Alors
qu’elle sirotait son thé froid, elle commença à se demander si on connaissait
vraiment les personnes qui nous accompagnent dans la vie. Elle se demanda
combien des êtres chers qui nous côtoyaient avaient en réalité une part d’ombre
qu’ils cachaient soigneusement. A force de penser, elle commença à avoir peur.
La peur croissait, certainement aussi à cause de son état de vulnérabilité dû
au deuil, et se transforma en panique.
Tom
observait ces changements qui se dessinaient dans les yeux d’Estelle et sur son
visage, sans toutefois savoir les déchiffrer.
- Tu dois être fatiguée, fit-il avec empathie. C’est tout naturel. Tu vis des moments si difficiles. Veux-tu que je te raccompagne à la maison ?
- Non, cria presque Estelle. Non, répéta-t-elle plus doucement. Non, ce n’est pas la peine. Si cela ne t’ennuie pas, j’aimerais rester un peu seule maintenant. Cela m’a fait plaisir de te revoir.
Avant
qu’il puisse réagir, elle s’était déjà levée, avait fait mine de l’embrasser
sur les joues, mais elle se ravisa à la dernière, et quitta les lieux, presque
précipitamment.
On
dirait qu’elle a vu le diable, s’étonna Tom, sans songer un seul instant que ce
diable avait pu être lui.
Il
était heureux, ému d’avoir pu la revoir, après tout ce temps. Mais il était
conscient que quelque chose était brisé. Il aurait tant voulu qu’une liane
invisible vienne à nouveau les lacer pour les unir comme par le passé,
lorsqu’ils s’étaient connus. Leur rapport avait été magique. Tellement magique.
Du
bonheur, il passa rapidement au découragement. Il commençait à penser que la
mission qu’il s’était confiée était peut-être réellement impossible. Il n’avait
rien appris d’Estelle. Apparemment, toute la famille naviguait dans le bleu
comme lui. Il était aussi déçu qu’Alain ait pu jeter le doute sur lui.
Pourtant, ils s’étaient toujours bien entendus. Ce n’était pas une amitié
folle, mais mal comune, mezzo gaudio, comme disait toujours sa
grand-mère paternelle tessinoise pour consoler les âmes chagrinées.
Louise
n’avait, en effet, pas été tendre avec Alain non plus. De surcroit, lui-même
avait encore complexifié la situation en lui demandant un prêt de 10'000,-
francs. Le meilleur moyen de se livrer poings et pieds liés à l’ennemi,
avait-il pensé à l’époque, quand Estelle lui avait raconté ça. Il avait eu
pitié de lui. Une telle erreur, lui, il ne l’aurait jamais commise. Plutôt
mourir.
Au
mot ‘mourir’ une pensée saugrenue l’assaillit. Qui plus qu’Alain aurait pu
avoir accès aux clés de son appartement ? Il savait qu’Estelle en avait le
double (dans le fol espoir de la reconquérir, il n’avait jamais voulu lui
demander de les lui rendre) suspendu nonchalamment à une patère, chez elle, à
l’entrée. N’importe qui pouvait y avoir accès. Les soutirer, en faire une
copie, les remettre à leur place, quoi de plus facile ! Il avait su que,
depuis leur séparation, les soirées chez Estelle, où Sonia et Alain étaient
parmi les invités, n’étaient pas rares.
Il
s’en voulait de suspecter Alain. Il se ravisa aussitôt à la pensée qu’Alain
n’avait pas hésité à jeter le soupçon sur lui.
Absorbé
par ses cogitations, il regardait, sans la voir, l’animation de la place autour
de lui. Soudainement, il saisit les raisons du brusque changement d’humeur
d’Estelle. Le soupçon d’Alain avait fait son chemin, sournoisement. Il
déchiffrait maintenant l’expression étrange qui s’était figée sur le visage
d’Estelle, comme un masque qu’elle avait inutilement essayé d’adoucir pour ne
pas le blesser : elle avait pris peur. Elle avait eu peur de lui !
Il
ressentit une bouffée de haine l’envahir. Louise d’abord ; Alain
maintenant. La bouffée de haine fut telle qu’il aurait pu tuer. Tuer. Voilà à
quoi pouvait conduire la haine !
Son
cerveau galopait désormais et par association d’idée, une autre idée lui
vint : la haine et… une dette de 10'000,- francs ! Voilà le
mobile ? Voilà, peut-être l’assassin ?
Une question le taraudait maintenant. Devait-il se lever de cette chaise et aller confronter à son beau-frère ? Il ne savait plus quoi faire. L’affronter… et après ? Qu’espérait-il ? Qu’Alain lui dise oui, j’ai tué Louise. Oui, comme ça, je ne lui dois plus ces maudits 10'000,- francs. Oui, je l’ai tuée car elle était infecte, brutale et qu’elle n’arrêtait pas de me rappeler que j’étais son débiteur. Oui, car avec cette dette, elle me tenait et que j’étais devenu une sorte de larbin muet (en effet, en tant que débiteur, il n’avait plus le droit de ramener sa fraise) corvéable à merci. Oui, je l’ai tuée car je ne suis pas un gentil garçon.
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