"Un cadavre en vadrouille" chapitre 14

 




Chapitre 14

VENDREDI

Au débriefing du matin suivant, ce fut la pagaille.

Le traçage du natel de Tom Serena ne donna pas du tout les résultats escomptés. Délia étudiait et étudiait encore les documents envoyés par e-mail par l’opérateur. Rien à faire, ça ne collait pas.

-         Ça ne colle pas. Des données qui nous ont été remises par l’opérateur, il ressort que le jeudi, Tom Serena était à Neuchâtel jusqu’à 16 h 30 environ. Durant la matinée, son portable borne près de plusieurs antennes relais dans les parages de son domicile, ch. des Pavées. On dirait qu’il a été faire une balade. Ensuite, on peut le suivre à la trace de Neuchâtel à Genève sur un itinéraire identique à un trajet en train. Il borne à la gare Cornavin à 19 h 00. Il est à Champel, dans les voisinages de l’Av. Dumas vers 19 h 30. On l’a sur la vidéo à 20 h 37, devant Le Bistrot Dumas. Ensuite, retour sur Neuchâtel en train, où il est arrivé vers 23 h 00. Et puis dodo. Les jours suivants, il borne toujours à l’identique. Jogging matinal ? Pour le reste, il semble être du genre plutôt casanier.

-         C’est quoi cette entourloupe ? s’exclamait Stéphane.

-     Donc, résuma Ben, on situe Tom Serena bel et bien à Genève, mais seulement à partir de jeudi en soirée. Oui, comme tu dis si bien, Délia, ça ne colle pas. Robert, le rapport d’autopsie ?

-      Il confirme tout ce que nous savions déjà, en particulier que le décès est survenu au moins 24 heures avant la découverte du corps. Deux éléments supplémentaires, toutefois. Le premier, aucune trace de cellules épithéliales ou de quoi que ce soit d’autre que des poussières sous les ongles de la victime. On s’en doutait déjà un peu, vu qu’il n’y a pas de blessures de défense. Donc, elle a dû être attaquée de manière assez soudaine, à l’improviste. Elle n’a pas eu le temps de réagir, d’esquiver, de se défendre. Le deuxième, le bol alimentaire nous raconte que le repas du soir, une soupe avec du pain, était quasiment digéré ; l’estomac contient du café bu pratiquement juste avant le décès. Il est intact. Ceci confirme la théorie qu’elle ait été tuée tôt le matin, après son lever. Sa fille, Marianne confirme qu’elle se levait toujours vers les 6 h 00. Donc, le meurtre doit se situer autour des 6 h 00, le jeudi.

-         Ok, on va retenir comme acquis que le décès est intervenu vers les 6 h 00 du matin, le jeudi. Bol alimentaire et tenue vestimentaire sont cohérents avec cette conclusion. Mais à 6 h 00 du matin, Tom Serena, à l’évidence, ne se trouvait pas à Genève…

 L’équipe se regardait avec des yeux ronds. Ils avaient cru le tenir, le meurtrier et voilà que d’un coup, c’en était à ne plus rien y comprendre.

-     Mais alors, dit Stéphane, qu’est-ce qu’il foutait à Genève avec une valise grande comme une armoire ?

-         C’est bien ce qu’il faudra découvrir. Il va falloir aller lui poser la question.

-      Est-ce qu’il a eu un complice ? L’un tue ; l’autre est chargé de faire disparaître le corps. Ni vu ni connu et que je t’embrouille. A parler ainsi était Robert, qui aimait bien les rebondissements style coup de théâtre.

-        Je pense qu’à ce stade, toutes les hypothèses restent envisageables. Pourquoi pas ? Je n’y avais pas pensé à celle-là.

-       Encore un petit détail, chef, ajouta Délia. Son portable est localisé actuellement à… Genève.

-   Eh bien voilà, dit Ben avec humour, ça nous épargnera une nouvelle trotte jusqu’à Neuchâtel. Et vu qu’il est sur notre territoire, pas besoin de commission rogatoire. On sait où le trouver ?

-     Dès que j’ai vu qu’il était à Genève, j’ai été farfouiller dans les fiches hôtel chez nos collègues de la gendarmerie. Bingo, il est descendu à l’Hôtel de la Cloche.

-     Bon, il faut remettre l’ouvrage sur le métier. Recommencer à zéro. Quelque chose nous a échappé. Avons-nous oublié de vérifier quelque chose ?

 Tous se tournèrent vers le tableau. Les minutes s’égrenèrent dans le silence, chacun réexaminant les éléments recueillis.

-      La seule chose qui me saute aux yeux, est que nous n’avons pas encore entendu l’un des voisins, celui qui était absent lors de notre enquête de voisinage.

-      Ok, on va faire preuve de diligence. Il vaut mieux ne rien négliger. Délia, Robert, vous y faites un saut ?

-      Stéphane, ça te va d’aller faire un tour sur les quais ? Direction l’Hôtel de la Cloche.

 

Ben adorait marcher sur les quais, d’autant plus que la matinée était splendide. Cet exorde du printemps semblait avoir oublié les Saints de Glace. Le lac scintillait sous les rayons du soleil et le jet d’eau s’élançait avec panache à la conquête du ciel dans une myriade de gouttes translucides. Spectacle si connu et pourtant à chaque fois nouveau et éternellement féerique.

Il plissait des yeux, il fixait les lointains, il se laissait imprégner par la douceur de l’instant. Tout d’un coup, il marqua un temps d’arrêt.

-    En y réfléchissant, Stéphane, j’ai rarement rencontré une famille où tous ont l’air si sincère. Ils évoquent leurs haines, leurs rancunes, leurs difficultés, sans filtres. En général, les gens ont tendance à minimiser, louvoyer, embellir la réalité. Déjà par respect pour le défunt. As-tu remarqué comment les êtres humains deviennent soudainement tous beaux et gentils dès que la mort les a emportés ? Ensuite, par honte. Honte d’avoir pu éprouver des sentiments peu charitables à l’encontre du cher disparu. Enfin, par peur de la police ; peur d’être jugés, mal vus, soupçonnés.

Dans notre cas, Tom Serena avait largement de quoi détester sa belle-mère, et il nous le dit, candidement. Estelle aussi nous raconte sans réticence ses difficultés avec sa mère. Marianne, au final, avoue à demi-mot que sa mère était une véritable peste. Les voisins et la concierge n’ont pas leur langue dans leur poche. Il n’y a que Sonia et Alain qui font preuve de retenue. Ou alors, ils ont été vachement chanceux ; les seuls à ne pas avoir été accablés par Louise. Mais mon expérience de la vie m’a appris qu’une personne ne change pas. Si cette personne est une harpie, harpie elle le reste avec tout le monde, (sauf quelques exceptions, comme les pervers narcissiques et les tyrans domestiques qui sont adorables avec la terre entière, sauf avec leurs victimes). Dans ce chœur unanime, les voilà qu’ils restent discrets, positifs. Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ?

 Stéphane ne sut quoi répondre.

-     Mais bon, finit par conclure Ben. Ce n’étaient que des réflexions exprimées à voix haute. Allons bavarder avec notre Tom Serena.

Ils le trouvèrent attablé devant un copieux petit-déjeuner. Ses yeux s’écarquillèrent à la vue des deux inspecteurs genevois qui venaient droit vers lui.

-      Bonjour, M. Serena, dit avec bonhomie Ben. On vous dérange ? Pouvons-nous nous assoir avec vous un instant ?

-         Bonjour. Mais comment savez-vous que je suis ici ?

-         La police sait toujours tout, M. Serena, répliqua avec un sourire Ben.

En effet, l’autre jour, à Neuchâtel, nous avons oublié de vous poser une ou deux questions. Dès qu’on a su que vous étiez parmi nous, on s’est dit que c’était là une excellente occasion de venir vous les poser.

La première est la suivante : à quand remonte la dernière fois que vous êtes venu à Genève ? A part celle-ci, évidemment.

Est-ce qu’ils savent ou ne savent-ils pas ? Le cerveau de Tom était en ébullition. Tout était trop inattendu pour lui, leur apparition, leur question (plus que pertinente). Jusqu’à l’instant, il se réjouissait de savourer le petit-déjeuner étalé devant lui, avant de se lancer à la poursuite du meurtrier. Maintenant, il glissait à la vitesse de la lumière dans un puits d’incertitude et d’angoisse.

Que fallait-il faire ? Leur raconter la vérité ? S’il leur racontait, allaient-ils le mettre en garde à vue ? Dans ce cas, comment allait-il pouvoir s’en sortir ? Fallait-il se lever, renverser la table, s’enfuir ? Mais il n’en fit rien et choisit le parti de répondre… avec prudence.

-         L’autre jour, répondit-il. Je devrais vérifier la date. En soirée.

-        Pourquoi ne pas nous l’avoir signalé lors de votre audition ?

-    Parce que vous ne me l’avez pas demandé. Ça m’était sorti de tête. Je n’y ai pas pensé. J’étais un peu bouleversé.

Voilà qu’il recommence, songea Ben ; il dit la vérité, mais c’est comme s’il nous racontait une vérité… (le seul mot qui lui venait à l’esprit était toujours le même) parallèle.

-         Que faisiez-vous à Genève ?

-         Des crétineries. (Voilà, c’est fini, je suis foutu ! Il faut maintenant leur expliquer.)

-         Mais encore ?

 A cet instant précis, le natel de Ben sonna. C’était Robert. Il se leva de table et s’éloigna vers le fond de la salle.

-  Vous devriez venir entendre ça, chef. Nous avons un témoin. Il a accepté de m’accompagner au poste.

Ben fit un signe à l’adresse de Stéphane.

-       Malheureusement, nous devons vous quitter, M. Serena. Mais je vous demande de rester à notre disposition et de ne pas quitter la ville. Ai-je votre parole ? (Il ne savait pas pourquoi, mais il était convaincu que Tom Serena était du genre à tenir une parole qu’il donnait. En tout cas, il en faisait le pari).

-        Vous avez ma parole, Monsieur.

De toute manière, il n’avait aucune intention de quitter Genève ; pas avant d’avoir trouvé ce qu’il cherchait (mais ça, il ne pouvait pas le leur dire).

En regardant les inspecteurs s’éloigner, il s’aperçut qu’il était en nage. Son petit-déjeuner avait perdu tout son attrait. Il aimait bien le plus vieux des deux. Il était calme, inspirait confiance, il donnait envie de se confier. Un peu comme à un père patient (le sien, de père, était du genre bougon et peu causant). Il se demandait s’il avait eu tort de ne pas lui dire ce qu’il savait, ce qu’il avait vécu, les conclusions auxquelles il était parvenu, ses soupçons, ses doutes. En fin de compte, ils étaient à la recherche de la même chose.

Mais il n’avait pas la moindre preuve à l’appui de ses conjectures. Comment faire alors pour être pris au sérieux ?

En tout cas, dans l’immédiat, il était (encore) sauvé. Et il soupira, soulagé.

...

texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 








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