"Un cadavre en vadrouille" chapitre 17

 


Chapitre 17

SAMEDI

Robert aimait bien la ville de Neuchâtel. Il fut un temps (le temps de ses études de médecine à Genève), où il avait même songé à s’y établir. Il avait toujours eu l’impression que son centre-ville était comme un petit cocon rassurant. Il avait parqué sa voiture dans le parking situé sous la place du Port. Il avait envie de marcher, belle occasion de revoir des paysages qu’il avait arpentés, il y avait bien longtemps, avec sa petite copine neuchâteloise (rencontrée à Genève) de l’époque, et désormais presque oubliés.

Toutes les nuances de vert explosaient déjà sur arbres et plates-bandes herbeuses, ornées du jaune de primevères et pissenlits. Il fut heureux de constater que ce qu’il avait admiré autrefois au travers des yeux de l’amour (protégés par de sempiternelles lunettes de soleil pour faire beau garçon mystérieux) lui plaisait toujours autant. Il ne sut d’ailleurs jamais que sa copine l’avait quitté à cause de ces lunettes, car elle en avait eu marre de ne jamais voir ses yeux (qui plus est, avec ses récurrents récits de crimes et mobiles divers, elle avait fini par croire qu’il était un psychopathe). Par contre, ce fut justement cet intérêt pour les forfaits en tout genre qui avait sonné le glas de ses études de médecine pour l’orienter vers la police.

Lorsqu’il arriva sur les hauteurs de Neuchâtel, après une sacrée montée qui avait mis à dure épreuve ses mollets, il se retourna pour admirer le lac. L’église rouge se dressait tel un phare au milieu du paysage. La vue était séduisante, le regard se perdant au large entre bleu des flots et bleu du ciel jusqu’aux cimes encore enneigées des Alpes ceignant tant de beauté. Par contre, de là où il était, il apercevait à peine le château.

Parvenu sur place, au numéro 2 du chemin des Pavées (ruelle qui était d’ailleurs réellement pavée), il trouva les neuchâtelois déjà à l’œuvre. Il leur remit le croquis de Tom et se mit lui aussi à observer attentivement les lieux. Pour le néo-célibataire qu’était désormais Tom Serena, il trouvait que côté ordre, ce dernier ne s’en sortait pas si mal. Chez lui, au contraire, c’était une éternelle pagaille, un fouillis que ses horaires de travail à rallonge n’aidaient pas à maîtriser.

Un des neuchâtelois l’appela pour qu’il vienne voir ce qu’ils avaient trouvé dans la chambre d’amis.

-     Intéressant ! Fit Robert. Il eut vite fait de prendre des photos qu’il adressa à toute l’équipe de Genève par WhatsApp.

Le luminol ne révéla absolument rien. Pas de traces de sang ou d’autres fluides corporels. La chaise décrite par Tom fut examinée sous toutes ses coutures, mais il avait admis l’avoir mise sous la douche et nettoyée mille fois.

-     Pas malin, releva le même gaillard qu’avant. S’il y avait dessus l’ADN de ce M. Alain Deville ou de la dame, c’est cuit.

Ils relevèrent tout ce qu’ils purent sur poignées externes et internes de la porte d’entrée, sur les montants, sur le bouton de la lumière du vestibule et même sur le mur juste derrière l’endroit où avait été posée (selon le récit de Tom) la chaise où avait été assise Louise. Le seul élément notable qu’ils purent dénicher, fut une empreinte de chaussure. Bien marquée au sol, entre l’emplacement de la chaise et le mur. Chaussure gauche, taille 44, semelle aux dessins inusuels. L’appareil photo mitrailla. Ils filèrent dans la penderie de Tom. Deux paires de baskets ordinaires, fortement usées, taille 43. L’appareil photo mitrailla. Les baskets finirent sous scellés. Robert s’assura de pouvoir recevoir rapidement les photos de l’empreinte mystérieuse.

Les opérations achevées, l’équipe posa les scellées, ferma à clé (avec la clé remise par le concierge), et demanda à Robert s’il avait envie de la suivre, histoire de resserrer les liens entre collègues de deux bouts de lacs si proches et si lointains. Robert en fut ravi.

Stéphane aussi avait eu envie de marcher. Il ne se lassait jamais de flâner à travers Carouge et donc il en profita. Il aurait bien voulu carrément y vivre, séduit par ses allures de village au charme d’antan qu’un pont sur l’Arve séparait de Genève, mais les loyers y étaient chers et les appartements en location rares. Il ne se souvenait plus très bien du dernier week-end complet de libre dont il avait pu bénéficier, il se hâta ainsi de savourer chaque pas en vagabondant à travers la « cité sarde », d’autant plus que le temps était radieux. Il avait averti Mme Serena de sa venue, en prétextant une question qu’ils avaient omis de lui poser. Il n’aimait pas débarquer chez les gens à l’improviste (sauf si indispensable au bon déroulement de l’enquête) au risque de les trouver encore en pyjama. Ils avaient convenu 9 h 30, et il avait même encore le temps de boire un café sur une terrasse. Devant l’appartement de Mme Serena, situé dans le vieux Carouge, il prit un instant pour retrouver sa concentration. Elle ouvrit au premier coup de sonnette. Elle avait les traits tirés, et semblait plus affectée que lors de son audition. Elle l’invita dans la cuisine, coquette, simple et féminine, en lui offrant une tasse de café. Pourquoi pas ? Une deuxième tasse n’était pas de refus. Alors qu’elle s’affairait, il en profita pour l’observer. Belle femme, constatait-il, vraiment jolie, blonde, mince, élancée. Il pouvait tout à fait comprendre que Tom Serena ait pu être si épris d’elle. Elle dégageait un charme subtil, ses gestes, son port de tête, la manière qu’elle avait de vous regarder.

-        Excusez-moi pour cette intrusion. Est-ce qu’entre-temps quelque chose de nouveau vous est venu à l’esprit ? Quelque chose dont vous n’aviez pas fait cas dans un premier temps ?

Estelle, dos tourné, fit semblant d’être très occupée avec la machine à café pour ne pas avoir à répondre immédiatement. Elle n’avait pas envie de parler des soupçons d’Alain, ni de la frayeur soudaine et inattendue qu’elle avait ressentie en présence de Tom. En rentrant, elle s’était enfin rendue compte d’à quel point sa mère avait pu, de son vivant, pousser le bouchon loin. Trop loin, peut-être. Estelle avait connu la méchanceté de sa mère depuis sa plus tendre enfance, et avait appris très tôt à composer avec. Par conséquent, sa mère ne l’impressionnait plus depuis longtemps. Toutefois, elle réalisait seulement maintenant qu’elle n’avait pas pleinement saisi l’impact qu’elle avait pu avoir sur Tom. Elle-même y était si accoutumée (à sa méchanceté, donc), qu’elle n’avait jamais vraiment cru nécessaire de prendre la défense de Tom, en imaginant que ce dernier était capable de relativiser autant qu’elle. Elle n’avait jamais fait un choix définitif. N’avait jamais réellement donné la priorité à son couple ; elle ne l’avait pas protégé. Par amour de paix ou par lâcheté (avait-elle désormais tendance à penser). Plus confortable, après les soirées abominables vécues par Tom lors des visites chez sa mère, de se dire que ce n’était qu’une soirée et que la nuit allait effacer dépit, tristesse, mal-être, amertume.

En se retournant vers cet inspecteur agréable et poli avec un expresso servi dans une jolie tasse, elle avait retrouvé une contenance. Non, elle n’allait pas lui parler des soupçons d’Alain.

-      Désolée, j’ai eu beau me creuser la tête, je n’y comprends toujours rien.

Stéphane fit un geste d’assentiment comme pour dire, oui, je comprends, pas facile n’est-ce pas ?

-      Est-ce que vous vous souvenez de quand vous vous êtes rendue pour la dernière fois dans l’appartement que vous partagiez avec votre mari, Tom Serena, à Neuchâtel ?

-       Depuis notre séparation, je n’y ai plus mis les pieds. J’ai embarqué le maximum de mes affaires et je suis partie. De toute manière, les meubles étaient ceux de Tom d’avant notre mariage.

-        Avez-vous encore les clés ?

-      Oui. Tom a beaucoup insisté pour que je les garde. Il a encore du mal à se faire à l’idée de notre séparation. Je crois qu’il me les a laissées dans l’espoir que je revienne. Ces clés signifient pour lui, je pense, que tout n’est pas encore perdu.

-       Puis-je les voir ?


Estelle écarquilla des yeux.

-       Oui, bien sûr. Mais…

-      Routine. Simple routine. Dans une affaire criminelle, il y a un million de détails que nous devons vérifier.

Elle le précéda dans le vestibule et fit mine de saisir les clés suspendues à leur crochet. Il bloqua son geste.

-       Ce sont celles-ci ? Consentez-vous à ce que je les prenne ?

Estelle confirma et assentit. Stéphane sortit de sa poche son natel et fit quelques photos ; d’une autre poche, il prit gants de protection et un sachet. Il préleva avec précaution les clés, et les glissa à l’intérieur.

-         J’ai une déclaration à vous faire signer. On vous rendra les clés dès que possible.

Stéphane vit qu’Estelle avait carrément blêmi. Il ne put s’empêcher de lui demander si tout allait bien.

-       Mais vous ne pensez quand même pas que Tom y soit pour quelque chose, n’est-ce pas ? Dit-elle d’une voix blanche.

-       Non, je vous rassure. Comme je vous ai dit, il y a toujours un million de détails à vérifier. Ces clés sont un détail.

Il éprouva quelques peines à la quitter en la laissant dans cet état. Il y avait toujours une part de brutalité dans la conduite des agents de la criminelle, imposée par leur métier.

Dès la porte refermée sur lui, Estelle dut aller s’assoir. La visite de l’inspecteur la laissa prostrée. Comment ne pas y voir autre chose que la confirmation que Tom était impliqué dans le meurtre de sa mère ? Alain avait-il donc raison ? Était-elle mariée à un assassin ? A l’assassin de sa mère ? Elle eut juste le temps de se lever et de se précipiter sur la cuvette des toilettes avant de vomir ses tripes et une part de son âme.

Ben flânait aussi en ce samedi matin ensoleillé, mais pour le plaisir. Une pointe de culpabilité sautillait quelque part entre tête et estomac à l’idée que ses subordonnés étaient au travail, alors que lui profitait pleinement d’un relâche trop rare dans son métier. Balade, terrasse, une sortie avec Julie, voilà son programme. La pente verdoyante du parc des Eaux-Vives s’entourait déjà du mauve, rouge, rose et jaune des massifs de rhododendrons, azalées et chèvrefeuilles. La pelouse était encore relativement désertée par les groupuscules usuels affalés sur l’herbe, regard tourné vers le lac et dos à l’imposante maison de maître, appartenue jadis à Louis Favre, le visionnaire constructeur du tunnel du Gothard. Il respira à pleins poumons, en se disant que parfois la vie était quand même drôlement agréable.

Tom Serena par contre, ne se baladait pas du tout. Assis sur un banc public, il faisait face au lac, exactement à la hauteur du parc des Eaux-Vives, mais sur la rive opposée. Perdu dans ses pensées, il réalisait à quel point le bilan de sa vie à cet instant de son existence se soldait par un résultat qui frisait la catastrophe. L’association pour laquelle il travaillait avait fait faillite. Où étaient partis ses rêves de changer le monde, sauver la planète et toutes les abeilles avec ? Son mariage avait fait naufrage, pire que le Titanic. Au chômage, il avait toutes les peines du monde à trouver un nouvel emploi. Avec le curriculum vitae style doux rêveur vaguement incompétent qu’il trainait comme un boulet, il était peu optimiste quant à la suite des événements. Son avenir s’annonçait des plus opaques. Tout plongé qu’il était dans cet abîme de pessimisme sidéral, il ne voyait rien des beautés qui l’entouraient. Massifs de rhododendrons, azalées et chèvrefeuilles lui passaient par-dessus la tête. Le clapotis de l’eau ne lui disait rien qui vaille. Sourd, il était, à cette douce musique qui console n’importe quel cœur en détresse. Il pensait même que, en matière de suicide, mourir noyé pouvait ne pas être si mal. Il soupirait et soupirait encore. Un canard curieux vint voir si cet homme immobile n’avait pas quelques bonnes surprises à lui offrir. En allongeant le cou à gauche et à droite, il tournait autour des chaussures de Tom Serena, en insistant plus que de raison. Un reste de petit pain au lait, qu’il n’avait pas pu avaler au petit déjeuner tant sa gorge était serrée, trainait au fond de sa poche. D’un geste automatique, il le sortit pour le servir en petites bouchées à l’opiniâtre volatile. Tu es têtu, n’est-ce pas, lui disait-il. N’importe quoi, ferais-tu pour un bout de pain. Mais tu sais que c’est mauvais pour ta santé. A force de tchatcher avec la bestiole, il en oublia d’être aussi triste. En levant les yeux, il vit à quel point le lac brillait sous le soleil, que c’en était une merveille. Est-ce que mon parcours est si nul que ça ? J’ai quand même réussi de brillantes études. En regardant le canard, et le lac, et les rhododendrons, il conclut que, quoique l’on puisse dire ou penser, sauver cette planète (la seule à disposition de l’humanité, souligna-t-il dans son esprit pour renforcer sa détermination) était un noble but, voire même indispensable. Quant au mariage, j’en ai fait l’expérience (ça c’est sûr). Il faudra affiner les techniques pour une (éventuelle) prochaine fois.

Dai, avanti ! (Comme disait toujours sa grand-mère), arrête de te prendre la tête et cherche la liste de toutes les ONG de la terre qui ont décidé de sauver tout ce qui bouge de vert, y compris les abeilles.

Tom Serena, ainsi rasséréné, se leva et décida d’aller faire un tour au jardin botanique.

 ...

texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 







Nous souhaitons vous transmettre notre enthousiasme à travers des textes à découvrir en ligne. Si vous aimez son style, sachez qu'E. W. GAB a publié déjà 2 livres chez nous : "Ils nous ont volé les étoiles" et "10heures 37"Vous pouvez les découvrir également sur le blog et commander en nous adressant un simple message. 

Par ailleurs, nous vous invitons également à rétribuer l'auteur·e et les éditions sauvages au chapeau en envoyant une somme de votre choix par Twint au 078 944 75 52 avec mention "Un cadavre en vadrouille". 


merci de votre visite

éditions sauvages  
maison d'édition de La Chaux-de-Fonds







Vous transmettre notre enthousiasme  à travers des textes à découvrir gratuitement en ligne

 

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Dix heures 37 minutes; Sur le fil du téléphone, entre Prague et Paris 3.

"Un cadavre en vadrouille" chapitre 1

Sons d'une ville diluée 4. (fin)