"Un cadavre en vadrouille" chapitre 15

 



Chapitre 15

Stéphane était surpris et un peu décontenancé.

-       C’est tout ? On le laisse là chef ? On n’aurait pas dû l’embarquer ? Et s’il se la joue fille de l’air ?

-     Tu as raison, Stéphane. J’espère ne pas avoir commis une erreur. J’ai fait… une sorte de pari. Mais allons entendre ce que notre témoin a à nous dire. On va revenir sur Tom Serena après ces nouvelles informations.

De retour au poste, Robert leur présenta un vieillard aux allures encore bien pimpantes pour son âge. Ben se rappela de l’avoir déjà vu. C’était l’homme qui avait donné un coup de main à la concierge, catastrophée après la découverte du cadavre, en appelant la police.

Ben invita tout ce petit monde dans son bureau, qui prit place autour de la table de conférence. Il veilla à avoir le témoin face à lui, et prit le temps de le remercier d’être venu.

Robert fit les présentations.

-  M. Armand Dunand. Il est domicilié au 14 Av. Dumas. M. Dunand, voici l’inspecteur-chef Ben Roche et mon collègue Stéphane.

-         Pouvez-vous répéter à mes collègues, ce que vous m’avez raconté tout à l’heure ?

-         Avec plaisir. Par où dois-je commencer ?

-         Comme vous le souhaitez, Monsieur Dunand.

-    Vous savez, à mon âge (et comme souvent chez les personnes âgées, il tenait à souligner qu’il avait déjà 85 ans), je ne dors plus beaucoup. Ainsi, parfois, les nuits sont longues. Pour passer le temps, je fais les cent pas dans mon appartement. Je vais à la cuisine, je me fais un chocolat chaud, je lis les journaux. Souvent je regarde par la fenêtre. Tout est calme, surtout dans notre rue. Parfois je vois passer un chat, une fouine. J’ai même vu un renard, une fois. C’était marrant d’observer comme il filait vite, l’air décidé. Manifestement, il savait où il voulait aller.

Stéphane marquait des signes d’impatience, mais Ben fit un geste de la main apaisant dans sa direction.

-     Donc voilà. Ce matin-là, je regardais par la fenêtre. Votre sympathique collègue – Robert, n’est-ce pas ? Fit-il en tournant la tête vers ce dernier – m’a demandé si j’avais vu ou entendu quelque chose. Et effet, j’ai vu quelque chose. J’ai vu un homme avec une valise.

Un homme avec une valise !

Toutes les oreilles se dressèrent.

-      Un homme avec une valise, répéta Ben. Vous rappelez-vous de quelle heure il était ?

-        Oui, bien sûr, car j’ai regardé ma montre. Je trouvais étrange de voir du mouvement chez Louise si tôt le matin. Mais en même temps, je sais qu’elle se lève toujours de bonne heure. Je me suis dit qu’elle avait eu peut-être besoin de faire déménager quelque chose. Il était donc 6 h 45.

-         Avez-vous pu distinguer qui était l’homme qui tenait la valise ?

-         Oui bien sûr. Je l’ai reconnu tout de suite. C’était le beau-fils de Louise.

-         M. Tom Serena ?

-         Mais non ! L’autre…

La stupéfaction se dessina sur les visages de Ben et de Stéphane ; Robert observait, avec un éclair d’amusement dans le regard, l’effet de cette révélation sur ses collègues. Lui-même, il y était passé juste plus tôt dans la matinée et n’avait rien anticipé pour ne pas gâcher la surprise (et son plaisir).

-        M. Alain Deville ? Vous en êtes certain ? Demanda Ben.

-     Que croyez-vous, jeune homme ? Que je suis sénile ? Je peux vous assurer qu’à mon âge, j’y vois parfaitement bien et que je l’ai vu comme je vous vois en ce moment. C’était l’autre beau-fils, Alain.

-         Pourquoi vous ne nous l’avez pas dit plus tôt ? S’énerva presque Stéphane.

-         Parce que personne ne me l’a demandé ! Répondit, vexé, Armand Dunand.

-     Pouvez-vous nous décrire exactement ce que vous avez vu ? Reprit Ben d’un ton apaisant. Votre collaboration nous est des plus précieuses.

-       Que voulez-vous savoir ? (Il était évident qu’Armand Dunand n’était pas mécontent d’être au centre de l’attention – cette expérience était plus que la bienvenue pour briser l’ennui de ses journées – et ravi d’avoir quelque chose à raconter à ses amis).

-  Donc, vous avez vu M. Deville avec une valise… Sortait-t- il de chez Mme Klopfenstein ? Ou bien, entrait-il chez elle ?

-      Il en sortait, valise à la main. Je l’ai vu sortir du côté jardin, par le petit portail. La valise était grande et paraissait assez lourde. Je me suis dit que c’était une bonne idée de sortir par là avec ce poids, car le trajet jusqu’à sa voiture était bien plus court.

-         Jusqu’à sa voiture ?

-    Oui, bien sûr ! Il a marché jusqu’à sa voiture et il a chargé la valise dans le coffre. Ensuite, il est parti. Et moi, je n’y ai plus pensé.

-        Donc, redites-moi : tout ça, vous l’avez vu quand ? Quel jour ? C’était toujours Ben qui posait les questions.

-         Jeudi matin. A 6 h 45. Je vous ai dit, j’ai regardé ma montre.

-    Mais vendredi matin… Ben ne savait pas bien comment formuler sa question. Vous n’avez rien pensé de spécial ?

-    Bah, non ! Pourquoi j’aurais dû ? On venait de découvrir Louise ! Si quelqu’un m’avait dit qu’elle avait disparu, alors là oui, j’aurais pensé quelque chose. Pensé et dit, jeune homme !

Ben se pencha vers le vieil homme en souriant et le remercia une fois encore de sa précieuse collaboration.

-    Robert vous accompagnera à la maison. Puis-je solliciter votre discrétion ? Au moins pour… disons… une dizaine de jours ? Ensuite, vous en aurez des choses à raconter à votre entourage !

Armand Dunand était heureux de toute cette aventure, et il assura que oui, bien sûr, il pouvait pleinement compter sur sa discrétion.

En passant à côté de Robert, alors que tous quittaient le bureau, Ben lui murmura :

-   Une fois sur place, fais-toi montrer depuis quelle fenêtre il a vu Alain Deville et jette un coup d’œil, histoire de vérifier la vue dont on bénéficie depuis là.

-         OK chef.

Dès que Robert eut quitté les locaux en marchant à petits pas à côté du vieillard, Ben convoqua le reste de l’équipe.

Délia savait déjà tout, car Robert avait été trop excité par la nouvelle pour tenir sa langue.

-      Nous voilà donc avec deux hommes… et deux valises ! Résuma Ben. Comme quoi la vie, comme on dit, réserve toujours des surprises. Délia, peux-tu me borner le portable de M. Deville entre mercredi soir et vendredi matin ? Tant qu’à faire, faisons large. Merci.

-      Stéphane, je crois qu’il est temps de poursuivre notre petite conversation avec M. Serena. Peux-tu le trouver et nous l’amener ? Merci.

-         Et pour Alain Deville, qu’est-ce qu’on fait chef ? Demanda Stéphane.

-      Pour l’heure, laissons-le là où il est. Il faut d’abord que nous puissions y voir plus clair. Ah, Délia, j’oubliais. Fais un saut aussi chez les ressources humaines des HUG et fais-toi remettre le planning des horaires de M. Deville. Demande-leur aussi d’être discrets. Merci.

Délia et Stéphane filèrent. Ben resta encore un moment à examiner le tableau qui racontait une histoire des plus confuses. Il quitta enfin la pièce. Il avait faim. Il songea qu’il avait toujours faim. C’était Julie, sa femme, qui n’était pas contente, car mine de rien, à force d’avoir faim, un petit ventre avait tendance à pointer sous ses chemises.

Une heure plus tard, Tom Serena était assis à la table de conférence dans le bureau de Ben et leur faisait face.

-       Il a été coopératif, chef. Il a immédiatement répondu à mon appel sur son portable et il m’a sagement attendu ; j’ai été le chercher en voiture, glissa rapidement Stéphane aux oreilles de Ben.

-   Merci, M. Serena, d’avoir favorablement répondu à notre invitation. Vous êtes toujours entendu à des fins de renseignements, comme lors de notre entrevue à Neuchâtel.

Tom n’avait aucune idée de ce que signifiait cette expression, mais ça n’avait pas l’air d’être quelque chose de dangereux. Il fit donc un signe de la tête en guise de réponse.

Ben attaqua de but en blanc.

-         Vous ne pensez pas qu’il serait temps de tout nous dire ?

Tom Serena demeura ébahi par cette entrée en matière. Résultat, il ne savait pas quoi faire (son cerveau, comme toujours, était figé par une paralysie muette). Sait-il ou ne sait-il pas ? Se demandait-il anxieusement.

-     Je vais vous aider, déclara Ben. Quand avez-vous vu pour la dernière fois Mme Louise Klopfenstein ?

Stéphane jeta un coup d’œil interrogateur à Ben.

-     Comme je vous l’ai dit à Neuchâtel (car si le cerveau de Tom avait tendance à en faire qu’à sa tête, par contre sa mémoire était excellente), c’était juste avant ma séparation avec Estelle. Trois mois peut-être ? Un peu plus, je pense.

-    Oui, certainement. Mais moi, je ne vous demande pas quand vous avez vu pour la dernière fois Mme Klopfenstein vivante. Je vous demande quand vous avez vu pour la dernière fois Mme Klopfenstein… morte.

Stéphane regarda Ben comme s’il voyait de l’eau brûler. Ben aurait voulu lui expliquer que c’était le mot ‘vivante’ qui avait allumé le petit voyant rouge dans son esprit lors de ses cogitations, le soir de leur retour de Neuchâtel.

Tom baissa la tête et se tût (cette fois, son cerveau avait bouclé les valises et était parti ailleurs).

-         Vous n’aimez pas mentir, n’est-ce pas ?

Tom fit un petit signe de la tête.

-      C’est pour cette raison qu’à Neuchâtel, vous vous êtes senti en devoir de préciser… ‘vivante’. Vous ne vouliez pas nous mentir, mais vous ne vouliez pas nous dire la vérité non plus. N’est-ce pas ?

J’ai mis un moment à comprendre, je l’avoue. J’ai remarqué que vous répondiez toujours avec la plus grande sincérité à nos questions, mais toujours un tout petit peu à côté, si je peux m’exprimer ainsi. Mais cette fois, il faut y aller. Alors, que s’est-il passé ? Il faut nous parler, sinon, je crains pour vous qu’avec Estelle, ce sera fini pour de bon.

-      C’est déjà fait, Monsieur. J’ai bien peur que ce ne soit déjà trop tard. Déclara Serena tout penaud.

-         Pourquoi ?

-   Mon beau-frère, Alain, a laissé entendre au reste de la famille que le coupable pourrait être moi. Je crois qu’Estelle l’a cru. Désormais, elle a peur de moi. C’est foutu.

Tom était si abattu, que Ben eut peur que ce soit foutu pour eux aussi. S’il se renfermait comme une huître, ils allaient pouvoir attendre un bon moment.

Puis Tom leva la tête et scruta le visage de Ben Roche. Il a raison ce mec, je crois qu’il est temps d’y aller. Il laissa échapper un gros soupir et se lança.

-       Voilà. Ok. Je vous raconte l’histoire, mais je suis déjà sûr que vous n’allez pas me croire. Et ce sera pour ma pomme.

Ben se pencha un tout petit peu en avant, suivi de Stéphane.

-     Vous savez, M. Serena, nous ne sommes pas ici pour croire ou ne pas croire. Nous sommes ici pour découvrir la vérité. Si vous nous racontez la vérité, vous allez nous aider à la prouver. C’est tout ce que je peux vous dire pour vous rassurer.

Tom fut (moyennement) convaincu (car à la différence de ce gentil inspecteur, il savait que ce genre de règles ne marchait en général pas pour lui). Dès qu’il se lança, raconter ne fut pas un souci, car tout sortait de sa bouche comme une sorte de fleuve en crue, inarrêtable. Il racontait et racontait et racontait. La tête de sa belle-mère qui le fixait depuis la chaise. Ses efforts pour ne pas compromettre les indices (voilà donc pourquoi Mme Klopfenstein était emballée comme une momie, y compris sachets congèle aux mains), la valise qui émettait des inquiétants gargouillements dans le train, la peur d’attirer les soupçons, et qu’elle était lourde cette valise, c’était à lui arracher les bras lors de la montée de la vieille ville de Genève. Il racontait et racontait ; de comment il avait trouvé le portail entrouvert (Louise serait devenue folle à le savoir) et la porte-fenêtre qui n’était pas verrouillée. De comment il avait déposé Louise là, et, je vous le jure, je ne suis pas entré plus loin dans l’appartement pour ne pas polluer la scène de crime (il était fier d’avoir trouvé ces mots qui faisaient bonne figure ; il omit de dire que c’était aussi par peur de laisser des traces de lui).

Lorsque la vague se tarit, Tom ne sut plus quoi dire. Devant le silence des inspecteurs, qui avaient l’air de ne plus savoir quoi dire non plus, il ajouta, prudent :

-         Des questions ?

À cette sortie, Ben et Stéphane eurent le plus grand mal à garder leur sérieux. Ils baissèrent la tête, fixaient leurs chaussures, mais dès qu’ils croisèrent le regard l’un de l’autre, ils ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Jamais ils n’avaient imaginé devoir entendre une histoire aussi rocambolesque, farfelue, inattendue, invraisemblable. L’hilarité leur arrachait des larmes des yeux. Ben essayait de placer un mot, mais il en était incapable.

Le rire appelle le rire, et pour finir Tom s’y mit aussi. Il libéra toutes les tensions vécues, ses peurs, ses chagrins, ses espoirs déçus. Le rire tourna en pleurs, et ça lui fit du bien aussi.

-         Stéphane, offre un café à M. Serena et accompagne-le dans la salle d’attente.

-    M. Serena, souhaitez-vous aussi un verre d’eau ? Non ? Consentez-vous à rester encore un peu avec nous ? Il faut que nous puissions nous organiser. Nous allons ensuite avoir besoin de votre aide.  Nous allons revenir le plus rapidement possible vers vous.

Tom fit un signe d’assentiment. Il se sentait passablement vidé, il se voyait ainsi assez mal repartir, tout seul, arpenter les rues de Genève sans but ni perspectives. Attendre au commissariat lui parut dès lors une bonne option.

...

texte : E. W. GAB
relecture : Delphine Guyot 







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