La cinquième saison - extrait no. 5 - La boulangerie
La boulangerie
Un petit gars à l’allure
débonnaire m'a servi. Il peut bien avoir seize ans.
– Z'êtes en vacances ? A cause de la
montée des eaux, s'entend... On en voit plein ces temps-ci. Des gens de
partout. Des touristes du déluge, que je dis. Y viennent des villes du Sud. Y a
même des étrangers de couleur. La curiosité sans doute…
– Non, je travaille dans la région depuis
plusieurs mois. D'habitude, mes amis s'approvisionnent au village de T au bord
de l'océan.
– Faut dire, autant d'eau, paraît que c'est un
record. Faudra partir. Le vieux a dit : " On sera les derniers,
c'est pas les Jakusis qu'on s'est avisé de voter qui paient les traites du
mois. On quittera le bateau quand y aura plus de rats pour bouffer les
miettes ". Enfin, c'est pas pour vous que je le dis...
Il m'a tendu les trois
livres de pain que j'avais désigné. Diverses sortes de farines et de formes
encore éparses jonchent les rayons de bois clair.
– Z'avez vu la journaliste qui crèche au
KANTOR ? Pas mal, hein ! En tout cas le vieux y tourne autour. Ma
mère s'en fout, elle en a vu d'autres. D'ailleurs, on a bien remarqué qu'il est
plus charmant avec tout le monde ces temps-ci. Y cause un peu plus. Enfin, tout
de façon, faut se préparer à lever l'ancre. Pour moi, les derniers ce seront
les cafteurs qui nous serinent des bobards à longueur de journée avec l'aplomb
de branchés de la toile. Il en vient chaque jour de plus loin. D'ailleurs, j'ai
même cru que z'étiez de ceux là.
Je lui ai lancé un clin
d'œil en souriant vaguement et dit :
– Qui sait ?
– Non, je vous crois. Z'avez un plus je ne
sais quoi qui me laisse un doute. En tout cas, on se comprend. Tenez votre
monnaie. Je vous fais le prix ras et gaffe du côté de chez les Lipoli, on ne
passe plus.
– Merci, si tu viens te promener dans le Parc
des oiseaux, demande après moi !
– On ira...
Les vitres coulissantes
se sont refermées derrière moi.
Suis revenu sur mes pas.
Me suis arrêté sur le trottoir près du café à la sortie du village, là d'où je
suis venu, hésitant. Respirer encore l'atmosphère chaude du lieu, entendre le
parquet déjà ancien crisser, prendre une gorgée de liquide doux amer, sécher un
peu, puis se séparer par un baiser tendre. Je me suis penché vers la fenêtre.
Rideaux de pâle dentelle ; à l'intérieur : le long bar, les tabourets
vides, le lustre en gerbe aux deux tiers allumé, désuet, des clients dans un
angle, un miroir au fond de la salle doublant son volume, la serveuse derrière
le bar qui, de sa place, tout en essuyant la vaisselle, regarde ceux qui
s'échauffent à droite ; Arielle s'exprimant avec force redistribue les
cartes d'une discussion frontale engagée avec les gars qui se trouvaient au bar
quand j'y étais et qui sont maintenant attablés autour d'elle. A jeté un œil
dans ma direction. Abrupte interférence brisant net le cours de sa pensée. Elle
a ouvert grands les yeux puis m'a fait signe d'entrer. Sourire miel engageant.
N'ai pas eu le courage de pousser la porte. J'ai relevé le capuchon de mon ciré
et suis parti. L'eau dégoulinait sur le bord. Bientôt, il n’y a plus
d’habitation. Ai pris par la butte ; panorama dégagé sur la contrée.
Les étirements des
sombres vagues prises à revers par les lumières opiacées surgissent comme dans
les tableaux grandioses d’un peintre inconnu.
*
* *
Il pleut. Léger vent de
travers.
* * *
Auteur : Guerdan
relacture: Anne J.
Et si le cycle routinier des saisons disparaissait dans le tourbillon des changements climatiques, que deviendrons-nous ? Manuel Guerdan visite cette hypothèse pas si invraisemblable que cela à travers une nouvelle que nous avons le plaisir de vous proposer au cours de ces prochaines semaines. Vous souvenez-vous des dernières inondations ?
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