La cinquième saison - extrait no. 10 - final - Voies d'eau

 





Voies d’eau

 

Le vent a forci. Quand je suis ressorti, ai senti immédiatement les lames d'air abrasif lacérant la peau de mon visage. Happé par les bourrasques, suis descendu en équilibre précaire la pente douce qui nous sépare de la resserre. Une vingtaine de mètres à peine. Le sentier est glissant et le faux plat en contrebas, inondé. L'eau rentre dans mes bottes.

Sensation de froid juste en dessous des genoux. Il faut faire coulisser la lourde porte en bois. La lampe bleue étanche tombe. Je retrousse ma manche et la reprends. Ai entrouvert afin de pouvoir entrer. Obscurité. J'allume la baladeuse. Même si elle fonctionne encore, son faisceau éclaire à peine plus loin que devant soi. J’avais perdu le souvenir du tapis récupéré quelques mois plus tôt ; orient rouge sur la dalle de ciment brut. Les motifs géométriques sont déformés par le mouvement de l'eau. Du sable s'est déposé en certains endroits. Contact à peine spongieux. J'entends un flux continu. Cela ne vient pas du dehors, mais de l'annexe. Y vais. Poussé la porte au fond. J'éclaire le bruit. Comme je m'en doutais, il s'agit d'un filet d'eau qui s'écoule dans les lavabos de pierre noire. Ils débordent. Le dernier venu a oublié de fermer le robinet. Quelle importance ? Je dirige la lumière sur la surface de l'eau. Une quiétude étrange se dégage du lieu. Comme en suspension, flottent les premières feuilles de l'automne et divers papiers ou étiquettes décollées. À chaque pas, ces surfaces sans épaisseur se déplacent doucement dans la limpidité de l'eau sombre. Il y a un rat mort. Plus loin, à l'autre bout de l'annexe, les catelles beiges.

Mû par la curiosité, je brasse l'eau visitant chaque recoin. Un amoncellement s'est formé au centre juste sous l'étal, là où se faisait l'écoulement. Ai repoussé du pied droit les détritus qui l'obstruent. L'éclat de la grille inox jaillit. Parois aussi couvertes de planelles claires. Maculées par endroit, on constate les longues coulées brillantes qui désorganisent verticalement diverses zones mattes, signe des déploiements de force qui ont eu lieu ici lorsqu'on débitait le poisson. Remuant l'eau, je vois encore la hache sur le sol pas même aiguisée et que tant de fois j'ai vu s'abattre d'un geste pour réduire à néant les restes d'une dorade ou d'un loup. Maintenant, je retourne à la remise, avance vers l'endroit où l'on entreposait aussi bien les outils que tout ce qui n'a jamais servi à rien.

D'entre les chevalets, ai tiré une vitre brisée à un coin. D'une main, l'ai mise en appui à hauteur de hanche. En travers, parallèlement à son bord, une trace blanchâtre d'une fine largeur indique que le niveau de l'eau ne s'est que peu élevé depuis plusieurs jours. Au vu de ses dimensions, il va falloir la porter à deux mains. La lumière faiblit. Veux atteindre la sortie avant que la batterie ne soit complètement à plat.

Ai pris entre mes dents la lanière de la lampe et porte la vitre en la tenant sur deux bords opposés. Ainsi, la lumière va au gré de mes mouvements. Je marche précautionneusement. Dehors, le vent et la pluie. Essayer de ne pas offrir de prise.

Suis rentré complétement  trempé. Odeurs d'une cuisine mitonnée. Ils sont là, gais.

Photo de famille.

–    Tu en as pris du temps, dit Aurelius. On a hésité à venir. Yana s’est fait un sang d’encre.

–    C'est bon, tout va bien, que je réponds. Versez-moi un peu de vin ! 


Auteur : Guerdan

Relecture : Anne J. 





Et si le cycle routinier des saisons disparaissait dans le tourbillon des changements climatiques, que deviendrons-nous ? Manuel  Guerdan visite cette hypothèse pas si invraisemblable que cela à travers une nouvelle que nous avons le plaisir de vous proposer au cours de ces prochaines semaines.  Vous souvenez-vous des dernières inondations ?

Si vous aimez le style d'écriture de Guerdan, vous pouvez commander le triptyque de poèmes "Les temps parallèles" est sorti en 2017. Il suffit de vous rendre dans la boutique.




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