La cinquième saison - l'extrait no. 3

 



 

 

Croyances

 

Toujours le vent dans les arbres et le pylône impassible. Plus à l'est, le clocheton de la remise peint en rouge et rosâtre à sa base, fend le ciel mouvant. Malgré la pluie, la peinture semble tenir sur le bois. Aujourd'hui, la tempête. Aurelius croit, il a raison. Moi non, j'ai davantage raison.

Le temps passe et, pour vivre mieux, faites qu'il passe vite.

Le matin on travaille, l'après-midi, on s'efforce de comprendre les oiseaux. Le soir, on s'affole de n'avoir accompli que la moitié de notre tâche.

Il faut leur donner à manger. Sinon, ils crient la nuit.

Faire, défaire les lieux ou laisser tel quel cet univers irréel qu'Heragt a rêvé un jour de l'autre côté du rideau, derrière les fils barbelés alors qu'un jeune gars sur un mirador jouait à le prendre en mire. Encaisser l’entrée de quelque visiteur en déroute. Aujourd'hui, Philippe ne pourra probablement pas s'en mettre une seule dans la poche. Philippe est colérique. Hier, il a répondu avec le dur accent guttural de nos contrées à un importun. L'homme l'a remarqué. Notre camarade l'a invité à aller se faire voir sous d'autres cieux.

Yana et ses enfants sont restés. Ils comptent vivre avec nous le temps que la belle saison revienne.


*      *      *

Aurelius me demande si je veux jouer. Je réponds évasivement. Val insiste. Aucune envie ; j’observe la pluie fine et les flaques disséminées qui se confondent avec les brillances des galets ! Sortir bientôt. Radio éteinte. Yana demande si elle peut laver leurs vêtements sales. Philippe lui indique les bâtiments de service où il y a les grands lavabos de pierre noire. Il l'accompagne. Ils emmènent Carmen. Tandis qu'ils s'en vont, je les suis du regard. Ils courent vers les avant-toits, puis passent sous la marquise de l'entrée.

Il fait frais. Un seul radiateur fonctionne. Sans excès, si l’on ose dire. Portons plusieurs couches d'habits : liquettes, chemises, chandails et autres pull-overs. Devant la fenêtre à l'intérieur, quelques plantes. Me suis levé à nouveau. Demain, va-t-on mourir ?

 Ai palpé une large feuille jaunie sur son bord. Senti du bout des doigts les endroits desséchés. Puis envie de respirer à pleins poumons l'air vif du dehors. Ai enfilé mon ciré vert. Suis resté quelques instants encore devant la fenêtre.

    Où vas-tu ? demande Aurelius.

    Chercher du pain. Il n’y a plus qu’un quignon sec au fond de l’armoire.

Aurelius rappelle qu'il vaut mieux aller à l'intérieur des terres. Ai assuré que je suivrai son conseil. La pluie a cessé. Il me file les sous. Depuis longtemps, il n'a pas affiché un air aussi serein. Val le regarde intensément.

Cinq, six pas vers la sortie, le sac de montagne que je glisse sur mes épaules. Depuis l’autre fenêtre tournée vers l'ouest, mes yeux s’arrêtent un instant sur les souffles et pluies tambourinant dehors. Le pylône sifflant dans le vent et un poteau se découpent aux avant-postes. L'un en structure métallique apparaît puissant comme fort de la géométrie qui le plante au sol ; il doit soutenir les lignes à haute tension. L'autre moins sûr de sa symétrie, en bois gris, esseulé au milieu du marais ; a pu servir autrefois au téléphone. Combien de conversations dessalées ou amères ont traversé ces terres de faux plats ? Quels messages d'espoirs sont ainsi parvenus en temps utiles à des amants défaits ? On distingue les capsules en étage  de porcelaine blanche. Parfois, les mots définitifs ont fini par buter sur cet univers de perspectives inversées sans que personne n'en sache rien. Le poteau n'est plus relié par aucun fil. Le dring qu'on maudit chaque matin désuet comme l'installation noire qui le conduit jusqu’ici vient aujourd'hui du sol. On ne doit pas répondre.

    Ai pris le sac imperméable. Il se peut que je revienne par le front de mer.

    Emballe bien le pain, crie Aurelius.

Suis sorti. J'ai croisé Blaise, Yana et Carmen qui riaient aux éclats.

    Je reviens bientôt, ai-je dit.

    Tu ne te perdras pas bel homme, m'a lancé Yana.

Cette phrase a rebondi plusieurs fois en moi. Dois-je l'admettre ; j'étais content comme un chien fou. Ai marché plusieurs kilomètres. La route est coupée. Traversé le gué plus haut, puis suis remonté le long des voies de chemin de fer.

 

*      *      *

Auteur : Guerdan

relacture: Anne J.






 
Et si le cycle routinier des saisons disparaissait dans le tourbillon des changements climatiques, que deviendrons-nous ? Manuel  Guerdan visite cette hypothèse pas si invraisemblable que cela à travers une nouvelle que nous avons le plaisir de vous proposer au cours de ces prochaines semaines.  Vous souvenez-vous des dernières inondations ?

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