La cinquième saison - l'extrait no. 2

 


 

Pluies

Philippe est rentré de sa brève randonnée. A travers sa gestuelle encore sublimée par la météo venteuse et les sentiers impraticables se dégage une énergie qu'on ne lui connaît pas. Il prend plaisir à rapporter ce qu'il a vu, les animaux en détresse, les trombes d'eau et les glissements de terrain sur les chemins inondés. Il va chercher le chiffon de velours noir pour essuyer ses lunettes. Au-dessus dans l'encadrement de la trappe, sa tignasse apparaît. D’en haut, il cause sans s'interrompre et le flot des mots tombe sur nos têtes crayeuses. On doit se réjouir de sa bravoure. Il a su contrer les éléments pour sauver ses os. Il dit que le sol est détrempé partout, qu'on ne distingue plus les champs du Kéoma. Il dit que les flamants gisent noyés et qu'il faudra aménager une plate-forme où mettre la paille dans la cabane des oies.

Il veut se réchauffer et décide de préparer du thé. L'entente n'est à vrai dire pas aussi mauvaise qu'Heragt notre chef ne le laisse entendre. Il fait cru. J'écris. Philippe s'est remis à apprendre. Aurelius peint.

 

*      *      *

 

Une femme a frappé contre le carreau. Elle a contourné le guichet d'entrée et se trouve maintenant derrière la porte. Je lève les yeux.

    Va ouvrir, dit Aurelius.

    J'y vais, que je réponds.

L'air cinglant pénètre à l'intérieur. Dans ses bras, se pelotonne une fillette du premier âge alors qu’un jeune enfant campe debout à côté d'elle, cheveux en bataille. Elle porte en plus sur le côté en bandoulière un lourd sac de toile jaune trempé. Elle s'appelle Yana. L'eau strie son visage de femme mûre et semble se perdre sur la digue de ses lèvres matelassées. Son regard vert tendre abrite le sourire mi-figue mi-raisin de ceux qui ne reculent pas. Elle doit bien avoir une quinzaine d'années de plus que nous. Elle est accompagnée de ses deux enfants, son fils Val, l’ainé et sa fille Carmen qui doit être âgée de deux ou trois ans

On lui dit :

    Entre !

Le téléphone sonne. Personne ne répond. Elle dit aussi, comme Philippe, que l'eau monte partout. Les maisons des pêcheurs sont inondées. Elle pose la fillette qui vient de se réveiller. Elle la calme en lui montrant le dessin qu’Aurelius termine à peine. Je la trouve belle. Son regard suspendu m'attire comme un doux vertige. C'est sûr, un de ces prochains jours, nous le ferons, du moins j'y songe. Comme si, à la suite d'un flash surgi de derrière sa silhouette féline, les paupières capturaient mon regard, le temps d'une respiration lente ; rideau noir qui me laisse entrevoir mes bras enlaçant son corps, mes mains sur les rondeurs ou s’agrippant aux hanches tandis qu'ondulent les lignes souples et j'imagine la rivière au creux de son lit de chair. Je sens monter la brutalité sourde du désir. Peut-être bien qu'elle s'en aperçoit.

Philippe lui offre le thé. Elle sourit, mais d'une autre manière. Il pose sur la table deux tasses de plus. Elle dénoue ses cheveux, les secoue vigoureusement. Sur le bras gauche, je sens l'éparpillement vif de quelques fines gouttelettes qui s'évaporent tout aussitôt. Aurelius lui propose le fœhn.

    Pas besoin, merci, dit-elle, Val, mon chéri, déshabille-toi ! Il faut te déshabiller pour te sécher ajoute-t-elle doucement. Vous avez un linge éponge ? qu'elle demande encore.

    Je veux pas, dit l'enfant. Ils vont me voir. Toi aussi t'es mouillée, tu vas enlever la robe ?

    Non, pas de grande serviette que je réponds.

Aurelius dit :

    Tu peux aller en haut avec ta mère.

La fillette qui elle n'est pas trempée lance :

    J'ai dzoin de faire pipi.

*      *      *

Yana et ses enfants, vivent dehors depuis longtemps, c’est-à-dire plusieurs semaines. 

Ils sont restés dormir. Aurelius montre à Val comment jouer aux cartes. Elle, sa mère, a le regard trouble et sourit. L'eau vient par bourrasque glisser sur les vitres devant moi. J'entrouvre la fenêtre. Est-ce le cri strident du balbuzard ?

*      *      *

auteur : Manuel Guerdan

relecture : Anne J.


 



 
Et si le cycle routinier des saisons disparaissait dans le tourbillon des changements climatiques, que deviendrons-nous ? Manuel  Guerdan visite cette hypothèse pas si invraisemblable que cela à travers une nouvelle que nous avons le plaisir de vous proposer au cours de ces prochaines semaines.  Vous souvenez-vous des dernières inondations ?

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